Hollywood, on le sait, n’a jamais laissé l’histoire « se mettre en travers d’une bonne histoire » (vieil adage du coin). Il peut néanmoins arriver que l’empreinte de l’histoire ne s’efface pas aussi facilement au creux de l’entertainment. Plus gênant : que des films hollywoodiens se laissent aller à suggérer qu’ils tiennent compte de cette donnée mine de rien, et ce faisant, montrent à son sujet toute leur maladresse, quand ils ne font pas remonter un inconscient pas très net.
Notamment, une page d’histoire aussi collectivement traumatisante que le nazisme en Europe a un don particulier pour gêner aux entournures certains films hollywoodiens la traitant après coup. Pourtant, sur le papier et dans l’inconscient collectif, les choses paraissent des plus simples. Le nazisme matérialisant l’idée commune du « mal absolu », le nazi constitue le méchant incontestable et passe-partout, l’individu avec lequel il paraît inconcevable de ressentir quelque empathie que ce soit. Au cinéma dans toutes les langues, et notamment dans la production hollywoodienne qui ne se pose pas vraiment de questions d’histoire, il n’est donc pas étonnant de retrouver ces figures devenues archétypes à toutes les sauces, jusqu’au « super-méchant » du récent X‑Men : le commencement. Cette convention, qu’on pourrait (et certains ne s’en privent pas) stigmatiser comme un exemple de « banalisation du mal », contient néanmoins son propre salut : dans la plupart des films exploitant ces archétypes, elle s’impose strictement comme telle, une convention sans aucune arrière-pensée (à l’instar de l’emploi de toute autre figure historique), une facilité permettant de passer au vif des réels sujets de ces films sans que leur responsabilité ne soit réellement engagée vis-à-vis de la mémoire du traumatisme collectif. C’est pourquoi, venant de Hollywood, une telle exploitation restera, d’une certaine façon, plus saine et moins douteuse que les tentatives d’évocation directe (La Liste de Schindler, The Reader…), films appliqués mais dont les velléités de se connecter à l’histoire sont entachées par l’irrépressible héritage industriel de calcul des émotions et du discours. L’exploitation se fait moins sympathique, cependant, dans certains films de genre prétendant nous rappeler les origines de ces conventions, par quelles atrocités le nazi se rend aussi méchant, à quel point les auteurs seraient conscients de la nature historique du mal dont ils font leur miel, avec une balourdise aussi immanquable que préjudiciable : citons le grotesque Un élève doué de Bryan Singer, l’apparition de Dachau dans Shutter Island pour justifier à la scène suivante un creux élan esthétisant, ou encore cette Affaire Rachel Singer (aucun lien de parenté).
Histoire d’un travail bâclé
Remake d’un film israélien, L’Affaire Rachel Singer est avant tout un drame en trois actes tristement fagoté sur les petits arrangements avec la mémoire, où l’usage académique et paresseux du flash-back pour illustrer ou pour bluffer ne contribue qu’à désarticuler sa marche de mélo lorgnant vers le thriller. Premier acte : trois anciens agents de terrain du Mossad attirent les feux de l’actualité pour avoir, plus de trente ans auparavant, traqué et tué à Berlin un ancien tortionnaire d’Auschwitz-Birkenau qu’ils avaient pour mission de ramener vivant en Israël — meurtre reconstitué alors par un premier flash-back. Mais l’un de ces héros de l’ombre se donne la mort, laissant les deux autres choqués et confrontés à leurs souvenirs de cette mission en demi-teinte. C’est le deuxième acte : un nouveau et long flash-back qui, outre tisser un ménage à trois cousu de fil blanc auquel le thriller historique cousin de Munich a bien du mal à insuffler quelque nervosité, a pour fonction de boucler la boucle sur le premier flash-back, moins pour le compléter que pour montrer à quel point il nous avait bien bluffés au départ, et comment nos agents secrets aux cheveux blancs ont encore toutes les raisons d’être hantés par cette affaire. Et puisque à Hollywood il ne peut y avoir de faute sans expiation, le troisième acte, de retour au présent, s’acquittera de cette ultime tâche sous forme de molles scènes de thriller en hospice plombées par le pathos au rabais et le maquillage raté.
Désinvolture funeste
Le film pourrait être tout à fait négligeable, exemplaire parmi d’autres de dramaturgie industrielle visant des émotions et des ambiguïtés présupposées mais jamais incarnées, avec le tâcheron de service John Madden (Shakespeare in Love) laissant reposer son absence d’idées sur la mécanique du scénario et le professionnalisme des acteurs. Seulement, une envie mal placée de jouer avec les traumatismes de l’histoire le pousse à étaler son absence de regard jusqu’aux limites d’une désinvolture funeste. Cela tient en une scène : un face-à-face dans le passé entre un des agents (campé par l’insipide Sam Worthington) et la cible qu’ils ont capturée (Jesper Christensen, le bad guy en chef des deux derniers James Bond). Le premier a perdu toute sa famille dans les camps de concentration. Le second, l’infâme nazi, devine le traumatisme de son vis-à-vis et s’emploie alors à bafouer la mémoire des victimes de la Shoah avec des assertions à faire frémir de plaisir les antisémites les plus retors, ceux qui savent éviter les caricatures trop grossières. Difficile de dire s’il s’agit d’un pur défoulement de sadisme ou d’une manœuvre calculée pour faire perdre à l’autre son sang-froid alors que celui-ci a pour ordre de le ramener vivant. Mais Madden, dans sa neutralité d’exécutant servile, a encore moins d’idées sur la question — d’ailleurs, de questions, il ne s’en pose pas vraiment. Filmant le face-à-face comme un bête duel verbal de théâtre entre deux acteurs dans leur rôle (ce qu’ils sont à ses yeux avant d’être des personnages), il laisse s’échapper les insinuations indignes comme si elles n’étaient que des répliques de méchant hollywoodien comme d’autres, comme si tous les discours formulés dans un film se valaient et leur connexion avec le réel n’était pas si importante.
Vérité ou mensonge, révélation ou insulte à l’histoire, cet artisanat sans âme n’y fait pas de différence, au fond, et c’est ce qui le rend, dans des moments comme celui-là, si repoussant. On songe à un autre moment, pire encore, d’académisme hollywoodien ouvrant la voie aux raccourcis les plus nauséabonds sur le même thème pour le seul service de l’entertainment : cet échange très douteux des Insurgés d’Edward Zwick, qui laissait sous-entendre que les Juifs auraient été partiellement responsables de leurs six millions de vies perdues en ne prenant pas les armes comme les fiers héros de ce machin pompeux. Sous sa forme plus modeste et moins risquée — dont on pourrait le créditer si elle ne manifestait pas surtout une absence de point de vue — L’Affaire Rachel Singer ne vaut pas beaucoup mieux dans ce registre d’exploitation sans conscience.