« Vous avez beaucoup lu Sartre et Camus, surtout Camus en fait. Même un peu trop, non ?», lance Doria Tillier à Nicolas Bedos, alors que, l’air de rien, elle annote le manuscrit qui traînait sur la table du petit-déjeuner. À l’auteur de Monsieur et Madame Adelman, on aurait surtout envie de demander ce qu’il a retenu de ses lectures. Car de littérature il n’y a ici, hélas, que les signes apparents — et encore, les plus rances : bohème velléitaire en rupture de ban avec sa famille conservatrice, cloîtré le jour dans son studio miteux du Quartier Latin, accoudé la nuit au bar des discothèques branchées, Victor de Richemont (plus tard, Victor Adelman), interprété par Nicolas Bedos lui-même, est l’idéal-type de l’écrivaillon parisien tel qu’hypostasié par une certaine tradition romantique. Un beau jour (plus précisément, un soir de 1970), il rencontre sa Muse en la personne de Sarah Adelman (Doria Tillier), doctorante ès lettres modernes aussi fraîche et pimpante que Victor est aigri et négligé. Au départ réfractaire à l’entrée de cette bonne fée dans son existence, il se résout finalement à la vie conjugale : dès lors, tout le propos du film (si tant est qu’il en ait un) sera de montrer que la fusion des cœurs dérive progressivement vers une dangereuse fusion des esprits, comme sous l’effet d’une étrange métastase intellectuelle.
Guépard en carton-pâte
D’emblée, le ton est donné : s’ouvrant le jour des funérailles de Victor Adelman, plus de quarante ans après sa rencontre avec Sarah, Monsieur et Madame Adelman s’annonce comme une vraie-fausse biographie d’écrivain. En faisant reposer la tension narrative sur l’interview, par un jeune journaliste littéraire (Antoine Gouy), d’une Sarah Adelman âgée, Bedos entend faire d’une pierre deux coups : restituer dans un premier temps le parcours semé d’embûches qui a conduit Victor de Richemont jusqu’au succès, puis, à travers le récit de sa chute, dresser en creux le portrait d’une femme de l’ombre. Le film ne commence pas si mal : la chronique rétrospective démarre rapidement après une séquence liminaire placée sous les auspices de Jack Lang et assume d’entrée de jeu une telle désinvolture qu’elle en devient sympathique, dissipant ainsi le spectre de Citizen Kane que convoquait le générique d’ouverture. Mouvements de caméra immotivés, lumières clinquantes et dialogues tautologiques appuyés par le jeu outrancier des comédiens : lorgnant vers la sitcom, Nicolas Bedos exploite, non sans efficacité, les potentialités boulevardières d’une grammaire cinématographique approximative. Mais c’est à partir du moment où il se fait plus sérieux — soit après le premier succès littéraire de Victor, largement dû à Sarah — que les choses commencent à se gâter : quand il se voudrait un tableau nuancé de la France sur une période d’environ quarante ans, à travers le prisme d’une vie singulière, Monsieur et Madame Adelman ne parvient qu’à enfoncer des portes ouvertes sur les sujets les plus variés — les conflits de génération, la fabrique du succès, la Shoah, la paternité — comme l’illustrent ces interminables scènes de repas de famille.
On conçoit bien sûr que Nicolas Bedos, avec cette foison de registres et de thèmes, ait tenté de conférer à l’ensemble l’ampleur d’une fresque, où l’on vivrait au rythme des protagonistes. Mais la confusion devient si grande que le film a tôt fait de partir à la dérive, jusqu’au point de non-retour — et ce, en dépit des coups de force scénaristiques censés le remettre sur les rails. À ce titre, il est une scène, au milieu de Monsieur et Madame Adelman, qui semble simultanément cristalliser l’ambition démesurée de Bedos et résoudre brièvement le problème du film : tandis que Sarah, enceinte de leur premier enfant, feint de feuilleter les Charmes de Paul Valéry, Victor embrasse le ventre rebondi de sa femme, le caresse, puis se met à susurrer les noms de ses modèles : Proust, Joyce, Cohen ; tout le XXème siècle y passe. Alors que cette scène — à vocation apparemment comique — doit mettre en évidence la névrose du héros, on ne peut s’empêcher de faire un rapprochement plus cruel avec son interprète. C’est qu’à l’instar de Victor Adelman, Nicolas Bedos donne constamment l’impression d’avoir cru que, pour enfanter son œuvre, il lui suffirait d’empiler les uns sur les autres les grands titres de la collection Blanche — empilement ici littéral, puisque tout se résume en fin de compte à du simple name dropping : pas une scène ne vibre d’un rapport privilégié aux mots de ces auteurs et, plus fondamentalement, au langage. Aussi est-ce une vision pathétique qu’offre, à la fin du film, Bedos, le regard perdu dans le vague, lorsqu’il se rêve en incarnation du narrateur du Temps retrouvé : ce n’est pas le poids de la mémoire d’une vie qui se lit sur les visages empâtés de Sarah et Victor mais une extrême lassitude qui a, depuis longtemps, gagné le spectateur. Que la mélancolie frelatée l’emporte sur la peinture des tourments intérieurs de Victor Adelman ne signifie sans doute pas autre chose : ce Guépard en carton-pâte n’était sûrement qu’un récit tout aussi postiche que le nom de plume du personnage. Et, comme viendra le confirmer l’épilogue, Nicolas Bedos n’aura finalement rien fait d’autre, deux heures durant, que de remuer les tréfonds du « sale petit secret », soit la tare originelle du cinéma de qualité française.