Au milieu du film, OSS 117 descend lestement l’escalier de l’hôtel où il séjourne dans le cadre de sa mission au Kenya, la mine fière et portant beau dans son peignoir canari. Alors qu’il s’apprête à s’offrir un énième numéro de charme au bord de l’eau, en roulant des mécaniques le long des transats et des parasols devant un parterre de nymphes « à la peau d’ébène », son élan est entravé par une remarque sèche de la réceptionniste : « La piscine ? Y en a pas. » Ce décalage est le moteur comique principal de ce troisième épisode ; on pourrait le résumer ainsi : « le monde bouge, et il bouge vite », mais notre héros reste identique à lui-même, sourd à la leçon qu’il avait prodiguée à une bande de hippies, treize ans plus tôt, l’esprit embrumé sur une plage de Rio. Et de fait nous sommes en 1981, à une époque où les aventures du héros de Jean Bruce et des films d’André Hunebelle ont depuis longtemps été remisées au placard. Décalage, donc, du personnage fossilisé, filmé comme un anachronisme parmi ses contemporains (son look poussiéreux, ses expressions d’un autre âge, son imaginaire ORTF, son racisme et sa misogynie autosatisfaite sont supposés jurer avec la nouvelle génération) ; mais décalage surtout entre le cinéma qu’il convoque et celui du tournant des années 1980. Si les deux premiers volets se présentaient comme le pastiche méticuleux d’un genre, Nicolas Bedos, qu’on devine peu nourri par le film d’espionnage à la française, n’a rien d’autre à offrir qu’un pastiche d’Hazanavicius.
Les ingrédients sont donc là, consciencieusement rassemblés sur la planche à découper : les traits caractéristiques de ce qu’il faut bien appeler la création d’acteur de Dujardin (on en compte peu d’aussi mémorables parmi les comédies françaises de ces vingts dernières années), l’intrigue prétexte à présenter sur le mode de la farce les enjeux (géo)politiques d’une époque (ici la Françafrique postcoloniale et la Guerre Froide – la touche Halin), une patine granuleuse et rétro (des transitions en « volets » qui évoquent celles des premiers Star Wars, un générique détournant les courbes érotiques et les ouvertures suggestives des James Bond de l’ère Moore, une photographie qui rappelle ici et là Out of Africa…). Mais ils le sont désormais sur un mode autoréférencé : non seulement la spontanéité et la fraîcheur des premiers films est prise en défaut, chaque trait d’humour étant situé par rapport à eux (exemple : « Je vais enfiler mon costume colonial… » est un clin d’œil au fameux « ce sera l’occasion de porter mon costume en alpaga »), mais ils sont, de plus, ressassés à l’échelle du long-métrage (« je vais enfiler mon… slip de bain », reprend le special agent un peu plus loin). Les aficionados, d’ailleurs relayés à l’intérieur de la fiction par le personnage de Pierre Niney, feront le lien entre un plan incongru sur un grille-pain et le goût de leur héros pour les biscottes beurrées : ce jeu d’allusions, assez poussé, est assumé, et vient précisément souligner l’idée que 117 est demeuré, encore une fois, identique à lui-même, tout en relevant du goût de Bedos pour la mise en abyme.
Double-zéro
1969 – 1981 : la date n’a pas été laissée au hasard. L’élection de Mitterrand se profile, qui marquera la fin d’un monde ainsi que la prise de pouvoir des anciens soixante-huitards et d’un certain « politiquement correct » (comprend-on). 2009 – 2021 : une nouvelle décennie qui, à son tour, n’aurait pas laissé le rire indemne. Alerte rouge en Afrique noire multiplie les saillies en ce sens. Au début du film, après avoir allègrement (et, faut-il le dire, dans un effet comique pour le moins discutable) mis une main aux fesses à tout son personnel, une armée d’employées dont on nous fait comprendre qu’elles apprécient diversement l’attention, OSS répond à l’une d’entre elles, qui lui signale le plaisir qu’elle a de le revoir : « Me too ! » Près de deux heures plus tard, double-zéro, qui goûte pourtant peu les noms d’animaux, incite une révolutionnaire kényane (Fatou N’Diaye) à être plus indulgente à l’égard des « porcs ». Bedos se drape par là dans les plis d’une ambivalence qu’il aime à entretenir : provoquer (grossièrement, la caméra s’approche de chaque personnage féminin en se mettant à la hauteur de son postérieur) tout en se disculpant en se présentant en sale gosse, conscient de son méfait, mais bravache. On pourrait objecter que c’est par trop personnaliser la critique, mais la voie de cette personnalisation est ouverte par Bedos lui-même, qui apparaît dans un caméo assez éloquent. Il endosse furtivement le rôle de l’amant d’un soir de la réceptionniste, Micheline (Natacha Lindinger). Par là, il met en scène sa réputation volage, sur un mode, une nouvelle fois, doucement masochiste (cf. son précédent film, La Belle Époque) : le spectateur est amené à se demander s’il aura la vigueur sexuelle du personnage de Pierre Niney ou l’impuissance d’un OSS vieillissant, partenaires successifs des deux dernières nuits de Micheline. L’agent secret, en effet, n’est plus dans le coup, il ne peut plus bander et le film tourne autour de cette impuissance (effet singulier de cette fixation sur le phallus : les deux séquences les plus inventives du film sont des scènes d’érection). Si le trouble sexuel était présent dans le précédent volet (avec le personnage du gay brésilien, et un jeu amusant de découpage du plan et d’ellipses sur la plage de Copacabana), il occupe désormais toute la place, toutes les scènes.
Le pédalo
Lors de la sortie de Rio ne répond plus, Jean-Philippe Tessé s’enthousiasmait pour le « nouvel humour » dont le film participait, et postulait que « reproductible à l’infini, condamné à l’identique, OSS 117 sera[it] toujours pareil, toujours différent, toujours hilarant, toujours bath ». On peut attribuer l’échec d’Alerte rouge en Afrique noire à l’abandon de ce qui faisait le sel du diptyque original : la façon dont il laissait libre cours à la bêtise de son personnage, c’est-à-dire tout ensemble à sa candeur, sa fantaisie (le pédalo et son canard en tête de proue !) et sa brutalité, sans la parasiter par une prise de recul maladroite sur soi ou sur l’époque. Regretter que le souci de mise en scène et le sens du rythme (voire la « classe américaine »), qui traversaient les meilleurs passages de ses prédécesseurs, ou encore leur bande-son qui lorgnait timidement vers Magne, soient ici aux abonnés absents. Il y a, chez Dujardin, une fêlure et une folie douce assez précieuses, qu’on aimerait voir mieux servies. Reste que la remarque de Tessé déniait paradoxalement ce qu’elle pointait : la reproductibilité à l’infini de l’humour OSS 117 était sans doute vouée à tourner à vide.