Au panthéon des scènes mythiques du cinéma, l’image de Maggie Cheung traversant les couloirs d’un hôtel sur la musique bouleversante de Shigeru Umebayashi dans In the Mood for Love (2000) est sans aucun doute l’une des rares, parmi les plus récentes, à avoir transcendé si rapidement la sphère du 7e Art pour s’affirmer comme une référence culturelle à part entière, imprégnant l’inconscient collectif en exerçant une influence hors normes sur la publicité ou la mode et entraînant avec elle un regain d’intérêt pour le folklore asiatique (et, malheureusement, les stéréotypes afférents). Le style Wong Kar Wai s’est imposé à une vitesse fulgurante sur la scène internationale, In the Mood for Love marquant l’apogée d’une carrière construite de festival en festival, où emballement croissant de la critique et bouche à oreille ont abouti à un triomphe public et médiatique quasiment sans précédent pour un cinéaste chinois. Depuis, il y a eu la débâcle 2046 (sorti en 2004), fausse suite en forme de point d’interrogation qui ressemblait, de la part du réalisateur, sinon à une tentative de sabordage, tout au moins à l’expression d’un désir profond de mettre momentanément un point final à un univers trop marqué et aller faire un tour ailleurs pour trouver un peu d’inspiration. La seule fois où Wong Kar Wai a quitté Hong Kong et la Chine pour s’aventurer sur d’autres territoires (en l’occurrence, l’Argentine), ce fut pour ce qui reste peut-être à ce jour son plus beau film, Happy Together (1997). Aujourd’hui, le réalisateur signe son premier film sur le territoire nord-américain, en langue anglaise, avec des acteurs anglo-saxons, My Blueberry Nights, et tente d’adapter ses expérimentations formelles et ses obsessions thématiques aux grands espaces des États-Unis.
Le résultat, hélas, est peu convaincant. Remonté depuis sa présentation cannoise, où il a peu emballé les festivaliers, le film semble interminable malgré ses seize minutes en moins. Pourtant, malgré le déplacement à l’ouest, Wong Kar Wai n’a guère changé ses habitudes : sur la forme, les innombrables ralentis, les jeux d’ombres et de couleurs et la répétition quasi-obsessionnelle d’un thème musical (ici, le splendide morceau « The Greatest » de la chanteuse Cat Power, alias Chan Marshall, qui a un petit rôle dans le film) sont bel et bien là. Sur le fond, l’amour et ses contrariétés, encore et toujours. Le scénario suit Elizabeth (la chanteuse Norah Jones, mignonnette mais un peu perdue pour son premier rôle au cinéma), tout juste sortie d’une rupture, qui rencontre un charmant patron de bar, Jeremy (Jude Law), à qui elle va se confier. À peine a-t-il le temps de tomber amoureux que la belle quitte New York pour entamer un périple à travers les États-Unis. De ville en ville, Elizabeth trouve des petits jobs de serveuse et croise des clients abîmés par des peines de cœur et leur solitude. Finira-t-elle par revenir à New York ? Trouvera-t-elle le réconfort dans les bras de Jeremy ? Et Wong Kar Wai parviendra-t-il à nous dégoûter de la musique de Cat Power ?
Si l’on prenait un réel plaisir à suivre les atermoiements amoureux des personnages de Chungking Express (1994), film générationnel à la fraîcheur intacte, les minauderies de Norah Jones et Jude Law dans le premier tiers de My Blueberry Nights tournent à vide. La faute à des dialogues d’une platitude confondante, égrenage de lieux communs sur la difficulté à aimer, l’impossibilité du couple et l’envie de ne plus souffrir. Coincés dans un décor de Coffee Shop qu’on dirait sorti d’une sitcom, les deux héros ne dépassent jamais la caricature des bobos perdus dans Manhattan, type Friends (à la différence près que ces derniers étaient beaucoup plus drôles). Il faut attendre qu’enfin Elizabeth prenne la route pour que le film prenne un peu l’air, lui aussi. Lancée dans un voyage qui l’entraîne au fin fond de l’Amérique, la jeune femme rencontre d’abord Arnie (David Strathairn) et Sue Lynne (Rachel Weisz, hystérique), un couple qui se déchire depuis que monsieur, flic à ses heures, délaisse sa belle pour picoler dans des bars miteux. L’histoire n’est guère passionnante mais a le mérite de poser l’agaçante Elizabeth en spectatrice quasi silencieuse de ce drame conjugal un peu trop prévisible pour captiver totalement. C’est pourtant dans ce segment que Wong Kar Wai parvient enfin à justifier l’intérêt de ce premier film américain : lui, le cinéaste capable de bouleverser des millions de spectateurs dans le monde en filmant des corps étreignant des stéréotypes (Maggie Cheung et ses robes chinoises dans In the Mood for Love, publicité vivante pour l’exotisme asiatique) parvient ici, de temps à autre, à retranscrire le pouvoir d’évocation que dégage une silhouette plongée dans le décorum de l’Americana telle que l’on dépeinte Hopper, Kerouac ou Dylan. Un simple plan sur Rachel Weisz entrant dans un bar ou traversant une rue, lunettes de soleil XXL vissées sur le nez, un diner en arrière-plan et une décapotable au premier, parvient à exercer un pouvoir de fascination dont seul Wong Kar Wai, aidé par la belle photo de Darius Khondji (qui remplace ici le fidèle Christopher Doyle), semble avoir le secret. Peut-être parce que le cinéaste, débarrassé du souci de mettre en scène des dialogues aux sonorités étrangères, peut enfin se concentrer sur ces images-symboles qui l’obsèdent tant : des corps, encore et toujours, qui servent moins à incarner des personnages qu’à retranscrire sur un écran de cinéma l’environnement culturel dans lequel ils sont baignés.
Le dernier segment – avant le retour d’Elizabeth à New York auprès de Jeremy, attendu et convenu – joue là aussi avec les symboles de cette Amérique si envoûtante pour le réalisateur hongkongais. À la différence près que le corps mis en scène est celui d’une actrice, une vraie, une grande : Natalie Portman, cheveux décolorés, maquillage à la truelle et accent du sud, incarne une joueuse de poker grande gueule et futée, en conflit avec son père. Tout est réuni, enfin : les grands espaces traversés au volant d’un cabriolet, le clinquant de Las Vegas et ses casinos, et une comédienne qui déjoue les pièges du mélo pour faire de son corps autre chose qu’une silhouette au centre du cadre. Sous les traits de Natalie Portman, Leslie devient un personnage qui transcende les stéréotypes pour atteindre cette vérité qui faisait tant défaut au film. L’on ne s’étonne plus, alors, d’entendre le célèbre thème musical d’In the Mood for Love réorchestré par Ry Cooder comme un blues lancinant. Les débuts américains de Wong Kar Wai sont chaotiques, mais tant que le cinéaste n’aura pas totalement tourné le dos à ses obsessions, la tentation de le suivre dans son voyage à travers les États-Unis restera.