Quoi de commun entre Michelangelo Antonioni, Steven Soderbergh et Wong Kar Wai ? Pas grand-chose a priori, à comparer leurs filmographies. Réunis ici autour d’un thème universel, ils composent trois visions d’un sentiment labyrinthique.
Puisque Antonioni, Soderbergh et Wong Kar Wai évitent remarquablement les lieux communs dans cette partition qui rejoue le thème amoureux dans tous les sens (toutes les significations de ce sentiment et tous les sens qui y sont convoqués), permettons-nous de commencer nous-même par un lieu commun, puisque c’est ce qui motive en premier l’envie de découvrir Eros : en matière d’amour, on n’a jamais fini de tout dire, et encore moins de tout montrer. Soit l’amour, pris ici dans son sens divin (Eros), et soit trois cinéastes : un Européen vieillissant (Antonioni est né en 1912), un Américain et un Asiatique pas encore entrés dans leur demi-siècle. Le projet d’Eros est en fait un hommage à Michelangelo Antonioni ; Steven Soderbergh et Wong Kar Wai ont accepté de se joindre à lui pour réaliser quelques mesures de la même partition. En définitive, trois films reliés par la musique (la sublime chanson « Michelangelo » de Caetano Veloso), et par des « dessins animés » (de Lorenzo Mattotti) qui composent chaque générique, des dessins de couples enlacés qui évoquent les couleurs de peau des tableaux de Raphaël, les estampes japonaises en noir et blanc, le rouge franc et puissamment érotique rappelant un Egon Schiele. Trois pareils noms du septième art, une musique qui ne peut qu’attendrir le cœur et une charge artistique très forte, une telle invitation au voyage ne pouvait qu’enthousiasmer.
À la fin de ce voyage, on aura découvert trois films très différents. Antonioni reste peut-être le plus « classique » dans le sujet : crise conjugale, érosion du désir, incommunicabilité du couple, il maestro compose une partition réaliste mais d’une immense poésie : « l’amour est sans fin, dit la femme, c’est notre attitude qu’il faut changer. » Le Périlleux Enchaînement des choses (titre de la variation antonionesque) dégage le plus de réalisme et de maturité. C’est le plus libre, le plus fougueux des trois, le plus explicitement érotique, dans les corps et dans les symboles plus ou moins flagrants de la nature comme femme.
Steven Soderbergh, lui, joue sur le mode du fantasme, du comique, de l’absurde. Dans Équilibre, il met en scène un publicitaire angoissé, contant le même rêve érotique obsédant dans lequel évolue une femme qu’il ne parvient pas à identifier à un psy lui-même envoûté par une image qu’il fixe aux jumelles à travers sa fenêtre, et qu’on ne verra jamais. C’est sans doute le plus innovant sur la forme : par l’utilisation du noir et blanc, de l’atmosphère des années 1950 aux États-Unis, il délivre une puissante ironie sur la société américaine de cette époque.
Quant à Wong Kar Wai, il fait du Wong Kar Wai. Avec brio, mais il ne réussit pas toujours à faire passer le sentiment qu’il est dans le procédé, qu’il se repose sur une recette qui fait mouche. On le reconnaît totalement : dans une des grandes préoccupations de son œuvre (l’amour impossible, les relations inabouties), et dans son esthétisme (les longs couloirs d’hôtel vides aux lumières glauques, la lenteur des mouvements, les répétitions des mêmes gestes, les plans fixes avec fumée de cigarette, la figure de la femme aux robes et à la peau soyeuses…) Est-ce à dire qu’il ne nous surprend plus ? Dans La Main, Wong Kar Wai raconte l’histoire d’un jeune tailleur tombé amoureux d’une courtisane ; après qu’elle lui eut offert sa plus belle extase, il lui créera les plus belles robes et lui vouera sans doute le plus bel amour. Reconnaissons au cinéaste l’audace de ne pas avoir cédé à une fausse pudeur pseudo-sensuelle, mais d’avoir mis les mains (la main) dedans (l’érotisme).
De cette partition tissée avec une infinie subtilité, on entend plus une rhapsodie, une composition très libre, qu’une symphonie. On peut aussi y lire une certaine géographie de trois continents : le côté cérébral de l’Europe, vieux continent, vieux couple qui s’est construit autant dans la parole que dans le sexe. Le côté exigeant d’une Amérique, celle des années 1950, jeune continent obsédé par l’argent, angoissé par les relations hommes-femmes, qui fabrique des couples qui ne se retrouvent qu’en rêve. Le côté sensuel de l’Asie, ses odeurs, la prééminence du toucher (le tissu, la peau), les corps alanguis, d’un couple basé sur l’émotion physique, la sensation première. Trois côtés d’un triangle amoureux (il y a toujours une troisième personne à côté du couple), trois aspects de l’adage par lequel les producteurs résument le film : « the identity of life on this planet is sexual » (la principale énergie porteuse de vie des espèces sur cette planète est sexuelle).