À l’occasion de la sortie de My Blueberry Nights, retour sur l’ensemble de la filmographie disponible en DVD du cinéaste hongkongais.
As Tears Go By (1988)
En 1988, après avoir écrit quelques scénarios, Wong Kar Wai se consacre à la réalisation avec As Tears Go By. Pour donner une petite idée de ce qu’est son premier long-métrage, on pourrait le comparer au Mean Streets de Scorsese : la thématique et le style du réalisateur y apparaissent déjà, mais sous leur forme la plus brute. Scorsese filmait Robert De Niro, Wong Kar Wai filme Maggie Cheung (première d’une longue collaboration de cinq films). Les deux films ont en commun la même énergie, les mêmes décors urbains qui abritent les mêmes histoires de gangsters à la petite semaine. Plus généralement, l’autre point commun avec Scorsese réside dans l’utilisation que fera Wong Kar Wai de la musique dans ses films à venir. Celle-ci ne sera plus uniquement illustrative, elle servira à définir les personnages. Comme nous allons le voir plus loin, Wong Kar Wai se sert de tous les styles musicaux : chansons populaires des années 1960, airs d’opéra, ballades de crooners, musiques de films déjà existants. Comme plus tard Happy Together et In the Mood for Love, le titre du premier film de Wong Kar Wai est aussi le titre d’une chanson. Le ton est donné : Wong Kar Wai accordera systématiquement autant d’importance à l’image qu’au son dans ses films, et si ceux-ci sont visuellement très riches, ils sont avant tout des films qu’on écoute.
Nos années sauvages (Days of Being Wild) (1990)
Nos années sauvages constitue le premier volet d’une trilogie que viendront compléter par la suite In the Mood for Love et 2046. Maggie Cheung y interprète déjà Su Li Zhen, et Carina Lau, Lulu. Tony Leung y fait sa première apparition dans l’univers de Wong Kar Wai, et celle-ci est pour le moins énigmatique : il n’apparaît en effet que dans la dernière scène du film, où nous le voyons se préparer à sortir. Costume sombre, cigarettes, cheveux plaqués en arrière, les traits si particuliers de son personnage d’In the Mood for Love et 2046 sont déjà posés. Un détail intéressant : nous le voyons s’équiper de deux jeux de cartes, ce qui fait écho à la partie de 2046 où il joue au tripot. Les airs latinos de Xavier Cugat rythment le film, dont l’action se situe dans le Hong Kong du début des années 1960 (certains, tels Siboney ou Perfidia, seront à nouveau utilisés dans 2046). Mélancolie liée à l’impossibilité des rapports amoureux : dès son deuxième film, la thématique de l’univers de Wong Kar Wai semble définitivement posée.
Les Cendres du temps (Ashes of Time) (1994)
Tourné entre 1993 et 1994, Les Cendres du temps reste à ce jour la seule incursion en tant que réalisateur de Wong Kar-Wai dans le genre du wu-xia pian, le film de sabre. En plus des désormais habitués Tony Leung, Maggie Cheung, Carina Lau, et Leslie Cheung, l’action-star Brigitte Lin vient apporter son physique androgyne au double rôle de Yin et Yang. Explosions de montagnes, gerbes d’eau démesurées, héros volants, tous les artifices du genre seront utilisés par Wong Kar Wai qui, s’il respecte les codes visuels du genre, ne l’en détourne pas moins vers ses obsessions : l’impossibilité de trouver l’âme sœur et la solitude qu’elle engendre. Comme dans 2046, Maggie Cheung y interprète la femme perdue dont le souvenir hante les pensées du héros, celle qui fait dire au personnage principal, tenancier d’une auberge perdue en plein désert : « Quand il pleut, je pense à elle. »
Chungking Express (1995)
Alors qu’il rencontre des difficultés lors du tournage des Cendres du temps et que la production se voit un temps interrompue, Wong Kar Wai décide de tourner rapidement (en 3 semaines) ce qu’il considère alors comme un exercice afin de ne pas perdre la main. Tony Leung et Brigitte Lin rangent un temps leurs sabres pour rejoindre cet univers urbain, rejoints au casting par la chanteuse Faye Wong, que l’on retrouvera plus tard dans 2046. « California Dreamin’ » : à l’instar des paroles de la chanson (que Wong Kar Wai doit bien utiliser une bonne dizaine de fois dans son film), les personnages aspirent à être ailleurs. Le côté Nouvelle Vague du film a séduit le public occidental, et dorénavant ses films seront distribués en salles en France.
Les Anges déchus (Fallen Angels) (1996)
À l’origine prévu pour être la troisième partie de Chungking Express, le segment correspondant aux Anges déchus se voit lui-même dédoublé en deux histoires parallèles, qui ont en commun la thématique de l’incommunicabilité entre les êtres, cette fois illustrée cinématographiquement par la présence d’un héros muet, dont la voix off nous livre cependant les pensées intérieures. Si Nos années sauvages, In the Mood for Love et 2046 forment une trilogie, Chungking Express et Les Anges déchus paraissent indissociables, en ce qu’ils appartiennent tous deux au même univers urbain, filmé avec la même stylisation. En plus de cela, un parallèle s’établit avec Les Cendres du temps : ici, les armes à feu des tueurs à gages remplissent la même fonction que les sabres des héros d’arts martiaux, ils ne sont là que parce que le genre l’impose, et n’ont aucune fonction dramatique en soi.
Happy Together (1997)
Wong Kar Wai délaisse un temps sa ville de Hong Kong et part tourner en Argentine son film suivant, Happy Together, qui suit la relation passionnelle et destructrice d’un couple formé par Leslie Cheung et son alter ego Tony Leung. Le film aurait pu s’appeler Unhappy Together. Une image inoubliable : les chutes d’Iguazu au son de la magnifique ballade « Cucurrucucú paloma » de Caetano Veloso. Le film obtient le Prix de la Mise en scène au Festival de Cannes en 1997. C’est le début d’une longue histoire d’amour avec le festival français.
In the Mood for Love (2000)
On trouve dans le disque de la bande originale du film la version de Bryan Ferry du classique « I’m in the mood for love » (tirée de son album de reprises As Time Goes By). A priori surprenant dans la mesure où l’on n’entend pas le morceau dans le film, ce choix prend tout son sens quand on sait que Wong Kar Wai a tourné une grande partie des scènes de son film en diffusant cette chanson sur le plateau de tournage, comme une façon d’indiquer le rythme aux acteurs, de leur donner le tempo. On trouve d’ailleurs dans les suppléments du DVD un promo-reel de 4 minutes où la musique de Bryan Ferry accompagne les images, et on constate en effet que la mélancolie contenue dans les paroles et la mélodie colle parfaitement à l’univers du film. Interrogé sur les raisons pour lesquelles il n’a pas inclus le morceau dans le film, Wong Kar Wai souligne le côté anachronique qu’aurait eu cette musique dans la reconstitution du Hong Kong des années 1960.
Avec un million d’entrées, In the Mood for Love est le premier (et seul à ce jour) vrai succès public de Wong Kar Wai en France. À Cannes, le film est récompensé par le prix d’interprétation masculine décerné à Tony Leung (quatre ans plus tard, Maggie Cheung sera elle aussi à son tour récompensée par le jury cannois pour sa prestation dans Clean d’Olivier Assayas).
L’édition double du DVD est précieuse, car elle nous éclaire sur les méthodes de travail de Wong Kar Wai. Le tournage débute sans qu’aucune version définitive du scénario ne soit établie, ce qui lui offre la possibilité d’explorer un grand nombre de pistes, et de se laisser séduire par celles-ci au fur et à mesure que le film prend forme. Les scènes coupées et alternatives contenues dans le DVD témoignent de cette recherche constante à laquelle il se livre, et qui lui permet de ne privilégier une intrigue à une autre qu’au moment du montage, ce qui constitue soit dit en passant un luxe rare dans la production cinématographique actuelle, où encore plus que l’argent, c’est le temps qui est vraiment compté. Le temps justement, qui sera à la source même de la thématique de son film suivant, dont il a déjà commencé parallèlement le tournage, 2046.
2046 (2004)
Si Orson Welles, exaspéré par les journalistes qui l’interrogeaient sans cesse sur l’évolution de son adaptation du roman picaresque de Cervantes, avait coutume de déclarer que si jamais il réussissait à finir son film, celui-ci porterait alors le titre de Quand allez-vous finir Don Quichotte ?, les journalistes n’ont pas épargné Wong Kar Wai, lui réservant un sort quasi identique en ironisant sur l’attente liée à la sortie sans cesse repoussée de son prochain film, dont le seul élément connu était le titre, l’idée étant de dire que le film sortirait peut-être bien un jour effectivement… mais en 2046.
Cette plaisanterie de mauvais goût s’appuyait néanmoins sur un fond de vérité : interrogé sur l’évolution du montage lors de la conférence de presse cannoise, où le film fut présenté en compétition en 2004, Wong Kar Wai avouait que s’il n’avait pas dû rendre sa copie aux organisateurs du festival, il serait toujours en train de le remonter.
Le deuxième DVD de l’édition collector comprend une interview de Thierry Frémaux, le délégué artistique du Festival de Cannes, qui revient sur les péripéties liées à la livraison du film. Les bobines ne sont en effet arrivées que le jour de la projection.
Wong Kar Wai a déclaré avoir tellement tourné qu’il aurait pu monter un tout autre film à partir de ce matériau de base. Et c’est là précisément qu’on attendait cette édition collector avec impatience. On imaginait des scènes coupées en pagaille, des segments entiers non retenus pour le film. Hélas, rien ou très peu ne nous est dévoilé ici. Comme pièce de choix, on trouve une série de courts montages s’apparentant à des bandes annonces, destinés à être projeté dans les festivals, qui traduisent les différents visages du film lors de son évolution. Un promo-reel datant de 2002 se voit être quasiment intégralement composé d’images non retenues pour la version définitive du film, comme cet extrait d’une scène où Tony Leung, coiffé d’un chapeau qui le fait ressembler au Paul/Michel Piccoli du Mépris, s’entretient avec une Faye Wong vêtue elle d’une tenue futuriste, le tout sur fond de décor industriel. Si ces images sont passionnantes, elles ne font qu’accentuer notre frustration.
2046 est le film le plus expérimental de Wong Kar Wai, autant d’un point de vue narratif, visuel que musical. La musique y joue littéralement un rôle. Il y a ces airs d’opéra que passe le patron de l’hôtel afin de masquer le bruit de ses explications avec sa fille ; ces ballades de Nat King Cole qui viennent invariablement illustrer les passages situés à la période des fêtes de Noël, et qui traduisent le sur place sentimental du narrateur. Il en est ainsi également de ces variations sur le thème principal composé pour le film : une version rumba vient masquer derrière un rythme festif et dansant la tristesse latente du thème, à l’image de ces plans de Tony Leung dans le bordel, qui sous des dehors festifs, n’y vient que pour tromper sa profonde solitude.
Comme In the Mood for Love, qui s’était approprié le thème du film Yumeji du réalisateur japonais Seijun Suzuki, en en faisant au passage son thème principal, 2046 regorge de musiques empruntées à des films antérieurs (ceux de Fassbinder, ou encore des propres films de Wong Kar Wai). Et là où dans Casino, Scorsese utilisait la musique du Mépris afin d’illustrer la déchéance du couple formé par Robert De Niro et Sharon Stone – ce qui avait pour effet d’accentuer cette déchéance, à laquelle se voyaient subitement conviés les fantômes du couple Piccoli/Bardot –, Wong Kar Wai utilise ici un autre thème de Georges Delerue, le compositeur de la Nouvelle Vague par excellence, celui-ci emprunté à la bande originale du Vivement dimanche de Truffaut. Ce choix plus que judicieux inscrit le film dans une continuité. Truffaut est à Wong Kar Wai ce que Jean-Pierre Melville fut à John Woo : plus qu’une inspiration, il est un auteur dont on reprend le flambeau. Wong Kar Wai nous apparaît ici comme le digne successeur de Truffaut, en ce qu’il est L’Homme qui aimait (filmer) les femmes. Baisers volés, L’Amour en fuite, La Femme d’à côté : étonnant de constater à quel point les titres des films de Truffaut sont interchangeables avec ceux d’In the Mood for Love ou de 2046.
La dernière phrase du film nous ramène également au réalisateur français : « Il ne se retourna pas, et eut l’impression de monter dans un train sans fin lancé dans la nuit insondable vers un futur brumeux et incertain ». Ces mots font écho à ceux que Truffaut, dans le rôle du réalisateur de La Nuit américaine, disait au personnage incarné par Jean-Pierre Léaud : « Les films sont comme des trains qui avancent dans la nuit. » Wong Kar Wai semble avoir définitivement donné corps à cette phrase, magnifique définition du cinéma : à la fois numéro de la chambre d’hôtel où se retrouvaient les amants d’In the Mood for Love et titre du roman de science-fiction qu’écrit le personnage de Tony Leung, 2046 est aussi le numéro du train emprunté par les voyageurs à la recherche de leurs souvenirs perdus.
La Main (The Hand) (2005)
The Hand est la troisième partie du film à sketches Eros, qui comprend également deux courts métrages d’Antonioni et Soderbergh. Dire que le segment de Wong Kar Wai est le plus réussi des trois relève de l’euphémisme, tant celui d’Antonioni est un ratage total et celui de Soderbergh paraît complètement hors sujet. On retrouve dans The Hand Gong Li et Chen Chang, et le même érotisme latent qui a fait précédemment la force d’In the Mood for Love.
Revoir l’œuvre de Wong Kar Wai permet de mesurer toute la cohérence qui s’en dégage. C’est chose possible aujourd’hui grâce aux éditions DVD de ses films, dont voici les disponibilités :
Nos années sauvages, Chungking Express, Les Anges déchus et Happy Together sont disponibles dans le coffret « la Révolution Wong Kar Wai » édité par TF1 Vidéo. Les suppléments sont quasi inexistants : on trouve les bandes annonces des films et des galeries de photos. Les films sont dans des copies très correctes.
In the Mood for Love et 2046 font tous deux l’objet d’éditions collectors éditées par TF1 Vidéo. Ces éditions sont très riches. En plus des scènes coupées ou alternatives (toujours précieuses chez un cinéaste comme Wong Kar Wai), on y trouve des entretiens avec l’équipe du film, des bandes annonces, ainsi que des galeries d’affiches du monde entier. Les films sont présentés dans des copies magnifiques, avec un son Dolby Surround 5.1 qui rend justice à leurs magnifiques bandes-sons.
Les Cendres du temps est également disponible chez TF1 Vidéo. Un temps prévu pour figurer aux côtés des quatre films contenus dans le coffret « la Révolution Wong Kar Wai », on imagine que c’est la qualité médiocre du master qui a incité l’éditeur à le sortir séparément. L’image est granuleuse, et le son en mono. Il est à noter qu’une version sensiblement différente du film est sortie en Chine (certaines scènes ne figurent pas dans le master qui a servi pour l’élaboration du DVD français). Une rumeur court actuellement, selon laquelle Wong Kar Wai souhaiterait aujourd’hui remonter son film, ayant laissé beaucoup de matériel non utilisé lors du montage initial.
Toujours chez TF1 Vidéo, As Tears Go By a en revanche eu droit à un traitement qui fait honneur au film qu’il renferme, auquel s’ajoutent deux interviews des critiques Gérard Delorme et Fathi Beddiar, réalisées pour l’occasion.