Président du jury de la dernière édition du festival de Berlin, Wong Kar Wai était également venu présenter son nouveau film, The Grandmaster. Après un tournage fleuve de plus de trois ans, la méthode WKW – consistant à écrire le scénario en même temps que le film se fait – et qui fut utilisée à bon escient sur 2046, montre ici ses limites. Le résultat final manque tout simplement de cohérence, et ressemble à un fourre-tout un peu orgueilleux.
Sans nouvelles du cinéaste chinois depuis le dispensable My Blueberry Nights, The Grandmaster annonçait un retour en grandes pompes au film de kung-fu, presque vingt ans après Les Cendres du temps. De ce point de vue, la première heure de The Grandmaster tient correctement ses promesses, avec un Wong Kar Wai qui ne lésine pas sur les effets de mise en scène. Séquences de combats ludiques et savamment rythmées, gros plans au ralenti sur des gouttes de pluie, de la poussière (et même des clous) ; tout l’attirail du film de baston esthétisant y passe, avec un soin particulier accordé aux costumes (mention spéciale à Tony Leung, coiffé d’un chapeau Panama) et aux décors. Rien de très surprenant non plus, on savait déjà que WKW était capable de faire de belles images, même s’il ne tire ici, problématiquement, aucune charge émotionnelle d’une puissance esthétique parfaitement illustrative.
Cette première partie se déroule sur fond de guerre des chefs, pour savoir qui remplacera le grand Maître vieillissant qui souhaite céder sa place. Plus qu’un film de kung-fu, The Grandmaster se veut alors être un film sur le kung-fu et son histoire, qui questionnerait ses différentes techniques et acquis, ambition nettement démesurée et un brin prétentieuse. Se replaçant dans un contexte historique défini, avec des personnages ayant réellement existé (celui de Tony Leung, Ip Man, fut le mentor de Bruce Lee), le récit se targue de disséquer les différentes branches de cet art martial en des scènes de combat un peu explicatives, qui ne suffisent pas véritablement à assouvir le délire autoritaire du cinéaste. L’arrivée de Zhang Ziyi apporte cependant une touche féminine bienvenue qui recentre le récit sur des enjeux plus concrets, en une splendide scène de combat qui ressemble à un ballet de séduction, une étreinte, une parade amoureuse.
Ce programme, expédié sans laisser une véritable place aux nœuds dramatiques, devient donc vite lassant, mais est subitement interrompu par la guerre sino-japonaise de 1937, qui viendra par la suite se fondre dans la Seconde Guerre mondiale. Cette irruption au premier plan de la toile de fond historique vient couper net l’élan du film, qui était jusqu’alors lancé dans une sorte de « récit-zapping » très saccadé et sans allant, et fait alors sortir The Grandmaster de ses rails. Le film devient totalement bancal et boiteux, mais gagne en inquiétude et en émotion. Les personnages, réduits jusque-là à de simples pantins au service d’une mise en scène clinquante, sont obligés de fuir la Chine, et se retrouvent à Hong Kong dans les années 1950, ville éternelle par excellence, toujours vivace dans l’esprit du cinéaste. La trajectoire des deux héros, totalement brisée, se recentre alors sur la fatalité d’un destin qui les force à survivre malgré la douleur de la perte, et à défendre leur mémoire en perpétuant l’héritage du kung-fu. WKW tente d’y retrouver la veine romantique qui avait fait le succès d’In the Mood for Love sur un mode plus tragique, mais sans avoir pris la peine de construire auparavant une véritable union déchirée entre les personnages de Tony Leung et Zhang Ziyi, possibles amants sans jamais l’être, et finalement amis unis dans le malheur.
Tout le film semble être à l’image de cette histoire : pétri d’élans contradictoires, courant après son ambition de départ, qui voudrait empiler les strates et régimes de récit (histoire d’amour et de vengeance, film de kung-fu sur le kung-fu, réflexion sur la transmission, reconstitution historique) sans prendre la peine de les faire communiquer. WKW tente de mêler son inspiration romantique et tragique, hantée par les destins qui s’entrecroisent et se déchirent, avec les enjeux du film d’action, sans jamais réussir à en faire la synthèse, à les unir. The Grandmaster ressemble alors à un archipel d’inspirations disparates dans lequel le cinéaste s’est, malheureusement, perdu.