Il y aura quatre-vingts ans en avril, naissait une petite fille brune qui, en devenant blonde, allait bouleverser l’image de la femme au cinéma. En 1952, Niagara est le premier grand rôle de Norma Jean Baker, rebaptisée Marilyn Monroe, la petite starlette qui s’acharne dans les studios de la Twentieth Century Fox depuis six ans, convaincue qu’elle deviendra une grande star. Et même si le grincheux Henry Hathaway prétendit le regretter (Marilyn n’était-elle pas insupportablement perfectionniste devant une caméra ?), il fit bien d’embaucher la blonde actrice pour le rôle diabolique de Rose Loomis, la femme adultère et meurtrière. Car d’un banal polar, Niagara se transforma ainsi en un film à la facture quasi hitchcockienne, où la frustration sexuelle est le moteur des actes de chaque individu.
Les chutes du Niagara/Marilyn : lors de la sortie du film, le parallèle entre la force tranquille et fascinante de la cascade et les courbes voluptueuses du corps de l’actrice n’échappa pas au studio, qui en fit son premier argument de vente. La Nature et la Femme, jalouses de leur domination sur l’Homme, font feu de tout bois pour imposer leur prééminence. Hathaway filme ainsi avec la même admiration hypnotique le déhanché de Marilyn qui s’éloigne, de ce pas si violemment sensuel qui n’appartient qu’à elle et l’eau qui bascule soudain pour se transformer en un dangereux bouillon. Évidemment, la cascade a un avantage sur la femme : elle est éternelle et peut engloutir des vies humaines sans mettre en péril sa propre existence. Rose Loomis, elle, joue un jeu dangereux qui repose essentiellement sur la fascination presque inconditionnelle qu’elle exerce sur l’homme. Une fois évaporée cette fascination, elle n’est plus qu’un être fragile, à la merci de la force physique la plus basique. Quant Hathaway filme Marilyn, fuyant devant une mort certaine, il la fait venir vers la caméra : la célèbre vision du dos et du déhanché de l’actrice disparaît, comme pour mieux symboliser la perte de confiance de la femme en son pouvoir de séduction. Parallèlement, les tenues provocantes de Rose (comme la robe rouge de la chanson Kiss) ont laissé place à des tailleurs plus sobres.
Dès les premières minutes, les plans sur les chutes du Niagara – qui, finalement, n’auraient pu être qu’un décor parmi tant d’autres – sont une évidente (mais non pas moins splendide) métaphore du désir et de la frustration sexuelle. Le petit univers humain du film – un motel où les touristes américains viennent passer leur lune de miel – est parcouru de non-dits, de tensions malsaines. Le couple « ordinaire », apparemment heureux, incarné par Jean Peters et le falot Max Showalter, auquel le spectateur est censé s’identifier en tant que témoin du drame, est à peine plus solide que le couple vedette Joseph Cotten/Marilyn. La façon dont le mari de Jean Peters présente au douanier son week-end de lune de miel (« j’ai apporté des livres pour m’occuper »), ainsi que sa continuelle préoccupation pour son avenir professionnel (au point d’y sacrifier la santé mentale de sa femme) augurent le pire pour l’avenir du couple. Leur amour n’en semble que plus asexué, platonique. Ainsi, lorsque le jeune époux tente de transformer sa femme réticente en pin-up, l’ombre de Marilyn – celle de la maîtresse en puissance, de l’obscur objet de désir – vient gâcher la photo. Les cirés jaunes et noirs informes que les jeunes touristes doivent revêtir pour visiter les chutes sont un autre symbole de l’absence de sexualité: alors que Jean Peters doit s’éloigner pour que son mari puisse la photographier devant la cascade, Marilyn et son amant anonyme sont on ne peut plus proches, s’étreignant passionnément, aveugles à tout regard extérieur.
La frustration qu’éprouve Joseph Cotten est tout autre, évidemment beaucoup plus violente. Car la sensualité de sa femme Rose/Marilyn n’existe pas seulement dans son regard, mais dans celui de tous les spectateurs. Elle éclate sur l’écran : l’actrice n’est pas qu’une très belle femme, elle sait comment utiliser la caméra pour la rendre amoureuse d’elle. Or, sur la plupart des plans, Cotten est séparé d’une épouse qu’il désire jusqu’à la folie : marié à une femme que tous les hommes lui envient, il ne peut l’atteindre. Filmant Marilyn/Rose nue sous un drap ou derrière une vitre de douche, Henry Hathaway expose sa beauté tout en lui conférant un statut d’icône intouchable. Les seuls moments où Cotten pourra s’approcher de cette déesse n’ont rien du naturel caractéristique d’une relation amoureuse saine : le premier est choisi par Marilyn/Rose, qui cherche à mettre en confiance un mari dont elle sait qu’il n’a plus que quelques heures à vivre. Le deuxième est un viol par procuration : la satisfaction qu’éprouve Cotten en étranglant sa femme, puis en s’allongeant à côté de son corps sans vie, a tout de la sensation orgasmique.
Victime de sa beauté et de sa trop grande sensualité dans le monde contraint et puritain de l’Amérique des années 1950, Rose Loomis n’est pas une criminelle. Incarnée par une comédienne fine, profondément attachante, qui a parfaitement compris l’ambiguïté du personnage, elle est la proie d’un dédoublement de personnalité, qu’Hathaway suggère par de nombreux gros plans sur son visage. Lorsque Rose entend l’air de Kiss entonné par les cloches de l’église (signe que son amant s’est débarrassé de son mari), le sourire qu’elle réprime à peine est volontairement choquant. Mais quelques minutes auparavant, lorsqu’elle regardait son amant, à son insu, elle n’était plus qu’une femme amoureuse attendrissante. Niagara, premier grand rôle d’une éclatante carrière, est une réponse définitive à tous ceux qui oseraient encore dire que Marilyn n’était pas une très grande actrice.