Faisant varier les tons, entre comique, héroïsme et romantisme, Âmes à la mer oscille sans cesse entre différents genres : le film de procès, de pirate ou d’amour. Hathaway ne choisit pas, tout à son désir de réaliser un grand film total. Si ce pari n’est pas vraiment réussi, cette très belle édition DVD permet de découvrir un film très atypique, où brille Gary Cooper.
Dès les premières images du générique qui s’effeuille sur les pages d’un parchemin, nous découvrons dans ce DVD une copie absolument magnifique des Âmes à la mer de Henry Hathaway. Le titre évocateur souligne bien la double ambition du film : faire le récit d’un naufrage au sens propre, comme au figuré. Le cinéaste choisit de situer l’action sur un grand navire, et de représenter un microcosme en huis-clos qui a valeur d’échantillon de la société : toutes les classes sociales et d’âge, ainsi que l’ensemble des passions humaines y sont rassemblés dans un temps très ramassé. Le film s’ouvre et se ferme par des séquences de procès qui visent bien à élever ces histoires individuelles au rang de questionnements sociaux et métaphysiques. Le passage du lieu de la justice au microcosme marin permet un aller retour du particulier au collectif, dans lequel on sent bien à quel point Hathaway a désiré faire un film total, un grand film sur l’Homme.
Dans un bonus pour le moins superflu, Patrick Brion explique qu’Hathaway disposait de plus de deux heures trente de film, et qu’ils fut contraint par les studios à ramener cette durée à l’heure et demie de rigueur. Quelques incompréhensions dans le changement d’attitude des personnages laissent en effet présager au spectateur que ces coupes sombres empêchent le film d’être ce qu’aurait souhaité Hathaway, l’analyse fouillée du caractère d’un homme complexe et insaisissable. Souvent, le film semble se perdre dans des ambitions qui le dépassent. Car les personnages sont nombreux, et plus souvent qu’à leur tour confrontés à de grands dilemmes métaphysiques : peut-on aimer un homme que l’on croit être esclavagiste ; comment se comporter dignement lorsque qu’on figure parmi une centaine de passagers fuyant un navire en flammes, et que seules quelques places sont disponibles dans le canot de sauvetage ; se montrer tel que l’on est à la personne aimée est-il le gage d’un amour pur ?
Les faux-semblants et zones d’ombres qui caractérisent tous les personnages sans exception sont souvent intéressants : on ne saura pas quel mystère entoure la femme de chambre qui, en quittant son emploi, a emporté les robes de sa maîtresse ; on s’amuse des mensonges éhontés et des procédés de séduction du marin hâbleur joué par George Raft ; on aime à détester le lieutenant Tarryton, sous son air par trop respectable. Les apparences sont donc souvent trompeuses, jusqu’aux dauphins pris à tort pour des baleines, et à la présence d’une Indienne sur le bateau, en la personne d’une petite fille déguisée. Et bien sûr, Michael « Nuggin » Taylor, joué par Gary Cooper, est plus ambigu que tous les autres réunis. C’est à travers le jeu de leurs relations que les personnages révèlent divers penchants, bons ou mauvais, et parfois inattendus. « Tu deviens sentimental », dit Georges Raft à Gary Cooper. Et en effet, ces deux amis qui découvrent chacun de leur côté le grand Amour, semblent unis l’un à l’autre par un lien d’une tendresse inhabituelle. Souvent allongés l’un contre l’autre à l’écart du tumulte du navire, ils devisent sur la vie, la littérature, les tournesols. Cette amitié particulière qui ne dira jamais son nom et qui n’est qu’esquissée, fait penser au puissant lien qui unit David Balfour à Alan dans le roman d’aventure Enlevé ! de Robert Louis Stevenson.
Ainsi, la complexité des situations et des relations qui peut paraître brouillonne par moments, est aussi ce qui rend ce film attachant, et surtout assez anti-conventionnel. Hathaway laisse planer le doute sur bien des traits de caractère des personnages, et c’est assez rare dans le cinéma hollywoodien pour représenter une heureuse surprise. Mais par-dessus tout, on sent qu’Hathaway aime filmer Gary Cooper qu’il avait déjà dirigé, notamment dans Peter Ibbetson (1935). Il semble lui lancer des défis de jeu, comme dans cette scène plutôt réussie où, suite à l’absorption par les trois personnages d’une poudre exotique, le dialogue est ponctué de leurs hoquets bruyants. Par-delà ce moment comique, Cooper s’illustre dans tous les registres, et on le découvre tour à tour, amoureux, ténébreux, d’une élégance rare, ou digne et valeureux, mais aussi violent voire cruel. Si donc, Âmes à la mer se perd dans une intrigue souvent trop compliquée, l’ambition de faire de Nuggin l’Homme universel pris par les affres du bien et du mal aboutit à un beau portrait, en forme d’exercice de style, de Gary Cooper en acteur capable de tout jouer.