Lueurs de la ville filant dans la nuit, rugissements de moteurs… La première bande annonce de Night Call misait tout sur sa ressemblance supposée avec Drive. Même le titre français a été calqué sur celui du morceau de Kavinsky qui accompagnait le générique d’ouverture du film de Nicolas Winding Refn. Stoppons tout de suite cet amalgame promotionnel opportuniste car Nightcrawler, de son beau titre original, n’entretient aucune ressemblance avec son soi-disant modèle. Revêtu d’un look de série B d’un autre temps qui ne laisse en rien présager l’excellente surprise qu’il réserve, le film est tout au portrait de son antihéros, élève studieux et terrifiant d’un modèle de réussite à l’américaine poussé dans ses derniers retranchements.
« Besoin d’être enflammé »
Lou est un jeune homme solitaire irradiant une candeur malsaine. Dès sa première apparition, l’expression enfantine illuminant le visage émacié de Jake Gyllenhaal fascine. Désocialisé et autodidacte, Lou gagne sa vie à coup de petits délits, passant le reste de son temps sur internet à apprendre des maximes toute faites qu’il répète à tout va. L’acteur est en constant cabotinage, mais force est de reconnaître que le rôle se nourrit à merveille de ses excès. Car tout ce que fait Lou c’est bien de jouer la comédie : jouer à être un gagnant, à coup de sourires en coin et de réparties bien senties en toutes circonstances. Quand il rencontre un reporter sillonnant la ville en quête de drames à revendre à des chaînes de télévision locales, l’idée de se lancer dans la profession le séduit. Séduite, la directrice des informations d’une petite chaîne locale le sera elle aussi quand elle découvrira ses plans sanguinolents et mal filmés qui lui permettront de rehausser son audience en chute libre. Évidemment la question qui se pose en premier lieu est de savoir si nous sommes en présence d’une énième critique de la télévision et de ses dérives sensationnalistes. La réponse est oui, mais pas seulement, grâce à son protagoniste complexe qui puise dans les racines même du mythe du self made man.
Lou se distingue des innombrables antihéros proposés ces dernières années par les séries américaines du fait qu’il n’est pas soumis à une dualité, comme pouvait l’être Dexter par exemple, ou dans une autre mesure Walter White de Breaking Bad. Sa lecture décomplexée de la réussite à l’américaine, nourrie de pulsions qui le pousse au-delà des limites de l’éthique, le rend source de désir pour ceux qui l’entourent, du jeune stagiaire qui se livre naïvement corps et âme à cet entrepreneur ambitieux, à Nina, la journaliste incarnée par Rene Russo, qui n’attendait plus que lui pour enfin abattre ce qui restait de morale au sein de la profession. Sa progression, il la doit justement à son attitude visible de tous. Lou se retrouve ainsi comme un révélateur de l’immoralité préexistante et plus ou moins avouée des personnages qu’il rencontre, qui tenteront, chacun à leur manière, de s’engouffrer dans la nouvelle voie qu’il ouvre.
Ainsi, si l’on recherche à quoi relier Night Call sur le fond, ce rapport sensuel à une violence monnayable nous mène à David Cronenberg. Il y a trente ans, Videodrome annonçait cette exploitation des pulsions sexuelles et violentes par la télévision. Lou est né de cette télévision, et c’est désormais à son tour de la nourrir. Dans son attitude, ce trentenaire insomniaque et apathique apparaît comme un frère d’Eric Packer, le personnage incarné par Robert Pattinson dans Cosmopolis. Si Night Call n’est en rien comparable au film de Cronenberg, il est étonnant de noter les nombreux points communs que partagent les protagonistes des films, chacun situés à une extrémité de l’échelle sociale américaine. Le trader comme le chômeur reconverti en chasseur de faits divers errent dans une ville nocturne qui n’est vue que par le prisme du chaos qu’elle contient, dont les deux se repaissent. Tous deux monnayent la violence sans être capable de la commettre, si ce n’est quand elle est symbolique. Tous deux déblatèrent sur la vie, le monde, et la vérité, porteurs d’un modèle de réussite qui justifie la destruction de tous les obstacles qu’ils rencontrent.
« Un spectre hante le monde »
Formellement, Night Call ne propose rien de bien inventif : se succèdent d’innombrables champs / contre-champs au service d’une construction on ne peut plus linéaire. Certaines scènes en viennent à cruellement manquer d’inspiration, à l’image de cette interminable filature dans la dernière partie du film. Il apparaît clairement que le réalisateur tente autant que possible de ne jamais tomber dans l’immoralité des images que produit son personnage. Même dans ses moments les plus intenses, la réalisation se concentre avant tout sur la clarté de l’action, se situant ainsi à l’opposé des plans survoltés et autres found-footage inspirés des contenus d’internet qui envahissent nombres de productions hollywoodiennes actuelles. Dan Gilroy, pour son premier film en tant que réalisateur, se positionne ainsi en moraliste qui fait tout pour ne pas céder à ce qu’il dénonce.
Pour autant, là où l’on pourrait s’attendre à ce que le film soit à l’arrivée tout simplement réactionnaire (proposant une lecture du monde se résumant à l’immoralité des jeunes et de leurs images), le film adopte un regard que l’on pourrait plutôt qualifier de pessimiste. Et c’est en cela qu’il est une vraie réussite. Les dérives morales de Lou ne sont pas causées par la modernité, elles sont le pur produit des générations précédentes, qu’il ne fait que poursuivre et amplifier. Nina ironise elle-même sur cette tendance des journalistes à ne jamais vraiment se poser de questions morales. Night Call relate ainsi le déclin d’une société ayant poussé ses nouvelles générations à détruire d’elle-même les garde-fous fragiles qui la protégeaient de sa violence intrinsèque.
À la toute fin du film, une fois tous ses opposants éliminés ou soumis, Lou donne sa dernière consigne à ses équipes : « Je ne vous demanderai jamais de faire ce que je ne ferais pas moi-même. » La boucle est bouclée, le monde appartient toujours à ceux qui dictent leurs propres règles. Et encore une fois, les nouvelles normes sont fixées par les plus enclins à l’immoralité, qui assurent ainsi leur réussite. Dans le dernier plan, les camions-régie de Lou se dispersent dans la ville, s’échappant du film de toutes parts, prêts à conquérir le monde. On s’attendrait presque à revoir cet ultime contre-champ déjà vu chez un autre moraliste actuel, ce gros plan sur le visage de Bilbo Baggins, impuissant face à l’envol d’un immense dragon s’échappant du film pour répandre mort et destruction. Le héros impuissant ne pouvait plus que soupirer cette question, aveu de responsabilité et d’échec : « What have we done… ?» Le fléau endormi avait lui aussi été réveillé par la volonté d’un personnage frustré, revendiquant sa place et la fortune qui lui était promise. À la différence que chez Peter Jackson, on ne doute jamais que le dragon sera finalement vaincu.