Previously on Critikat :
« Patience donc pour le deuxième épisode, qui s’annonce, et pas forcément pour le meilleur, plus chevaleresque que celui-ci. En espérant que Peter Jackson arrive cette fois à ajouter à son goût pour le spectacle un véritable intérêt de cinéaste pour le personnage charmant et passionnant qu’est Bilbo. »
Théo Ribeton, décembre 2011
Un an plus tard…
En tendant inexorablement vers ses origines foraines, Hollywood semble avoir définitivement franchi le pas : Gravity, Pacific Rim et maintenant The Hobbit apparaissent comme de vertigineux tours de manèges, d’incroyables exhibitions de foire, des grands huit jubilatoires mais superflus. Comme si, une fois secoué comme une limonade, les bulles du film remontaient systématiquement à la surface. Ça remue beaucoup mais à l’arrivée, rien n’accroche, rien ne reste. Difficile de se remémorer clairement les enjeux des films dès qu’on sort de la salle car ce qui s’y anime c’est surtout la caméra, les personnages, eux, servent de corps témoins, de crash test dummies pour scènes d’action frénétiques. Et à cette forme « parc d’attractions » ne semble convenir qu’un seul type de récit : la fuite en avant, à laquelle les histoires de Tolkien se prêtent allègrement. Ce qu’on y fuit, ce sont toutes formes de tentation, la pomme d’Eden, l’anneau qu’on enfile : l’heroic fantasy se confronte à sa dimension hystérico-biblique : la pulsion (homo)sexuelle met en branle le conservatisme britannique des Hobbits, enfants asexués soudainement mis face à un potentiel désir.
Désirs enfouis
Dans Le Seigneur des anneaux, Peter Jackson, réalisateur puritain dans la grande tradition spielbergo-lucassienne, avait raconté l’histoire de ces désirs qu’on cherche à enfouir sous un volcan. Avec The Hobbit, il raconte la découverte de ce désir : en sortant de son petit jardin, Bilbo trouve l’anneau tentateur – c’est son neveu Frodo qui devra s’en débarrasser plus tard en quittant à son tour le doux foyer. Or, sortir de chez soi, aller à la rencontre de l’inconnu, c’est se mettre en danger. Mais le plus grand péril ne vient jamais de l’extérieur (rien de moins dangereux qu’un Orque, un dragon ou une araignée géante dans ces histoires, même tomber d’une falaise n’y est jamais fatal), il vient de soi : céder à la pulsion, s’y abandonner et devenir Gollum, reflet difforme du héros, ex-Hobbit rongé par le désir, âme perdue/corps digital… C’est pourquoi cet univers un peu autistique, cette Terre du Milieu à la mythologie rodée et à l’histoire ancestrale solidement tissée devient un moyen de détourner l’attention, de s’occuper l’esprit, de maintenir les pulsions à l’écart, de les fuir. Telle est la voie du nerd, enfermé dans sa condition virginale, qui se détourne du monde duquel il ne sait comment tirer sa jouissance, complexe qui pousse Peter Jackson à se noyer dans la surenchère visuelle, la surabondance de moyens et les multi-ramifications de ce microcosme fantaisiste.
C’est d’ailleurs ce qui impressionne le plus dans The Hobbit : l’incroyable gestion d’éléments, l’ampleur hallucinante de l’entreprise (plus de 600 millions de dollars de budget pour les trois films, un an de tournage, des milliers d’effets spéciaux, de décors, de costumes etc..), le travail colossal à confectionner cet univers sur grand écran qu’on devine, même dans les meilleurs conditions de production, harassant, pour un résultat si académique, si simple, si humble dans le fond. Tout y est démesuré et gigantesque mais rien, sur les cinq films actuels de la saga, ne dépasse le stade du téléfilm propret. Chaque mise en garde, chaque objet insolite, chaque élément de décor devient l’indice de la mise en place d’un récit structuré comme un jeu vidéo, qui tient plus du level design que du scénario. Rien n’est surprenant car tout est divulgué à l’avance mais sans cela, tout paraîtrait gratuit, fortuit, fastoche. La narration ne fonctionne que dans cette façon étrange de s’auto-justifier à coups « d’annonce-paiement », jamais portée par les personnages dont elle ne fait qu’assurer la progression, sous peine de bloquer l’histoire.
Petites histoires sur grand écran, grandes histoires sur petit écran
Bizarrement, c’est la télévision qui a récupéré du cinéma les enjeux humains qui font évoluer le récit, les conflits sentimentaux, les rapports aliénants, les consciences esseulées. Entre les films de Jackson et l’autre grand récit d’heroic fantasy du moment, Game of Thrones, il y a un monde. Par nécessité économique et narrative, la série HBO a su redonner au fantastique sa dimension surhumaine, parce qu’il y est toujours présenté à hauteur d’homme et qu’il s’immisce dans les turpitudes des jeux de pouvoir sans crier gare. Tandis qu’un troll chez Jackson ne nous impressionne pas beaucoup. Il n’est qu’un élément donné dans un univers bariolé qu’il faut accepter comme tel. Les effets n’y sont pas beaucoup ménagés et les personnages, pris dans ce torrent d’illusions numériques qui, finalement, les atteint peu, nous apparaissent tout aussi synthétiques. C’est pourquoi il y a beaucoup plus de cinéma dans les lamentations de Lady Stark à propos de son incapacité à aimer le bâtard de son mari que dans tout le déploiement fastueux de The Hobbit, alourdi dans cette seconde partie d’enjeux politiques et sentimentaux (la bien timorée attraction entre un des Nains du groupe et une Elfette des bois) qui ne peuvent fonctionner puisque les personnages sont réduits à l’état de fonction (comme souvent chez les Nains : prof, grincheux, simplet etc.), et que leur inconscient (donc leur désir) est étouffé.
Pour autant, il serait peut-être un peu ingrat de rejeter d’un bloc tant d’effort. Nous parlions de la dimension foraine de ce cinéma et c’est peut-être ainsi qu’il trouve son salut. Il suffit de voir l’ahurissante scène de descente de ravins en tonneaux, pour se dire que c’est dans ces moments-là que le film existe un peu, que Jackson trouve une inspiration visuelle, lui dont le filmage est souvent très pataud. Il renoue un peu avec la grande tradition de l’illusionniste qui cherche artificiellement des histoires tocs pour y insérer ses tours de passe-passe. Et si le tour est bien fait, c’est l’histoire qui passe. Le récit devient fort dans ses moments faibles, quand rien n’évolue, quand il est dans la pure illustration, mais reste faible quand il est censé être fort, quand quelque chose doit se passer, que l’histoire enclenche ses articulations. Pour tout dire, il n’y a qu’un seul plan vraiment intrigant dans le film, quand Thorin, le roi nain, retrouve Bilbo dans la salle du trésor et lui demande s’il a pu récupérer l’Arkenstone, le sempiternel McGuffin. Bilbo lui indique qu’il faut fuir, que Smaug, le dragon, est éveillé mais Thorin ne bouge pas, brandit son épée et bloque le passage. Soudain, éphémèrement, la relation entre ces personnages prend corps, un peu de trouble s’immisce, un désir ambigu se laisse entrapercevoir. Trop furtivement hélas.