Noor est un ancien khusra, c’est-à-dire un eunuque travesti. Aujourd’hui, il voudrait reprendre une vie normale au Pakistan, à commencer par rencontrer une femme et l’épouser. Seulement le lien est irrémédiablement rompu : avec son passé, parce qu’il l’a choisi, et avec sa société, parce qu’il ne parvient plus à le renouer. Troublant apologue dans un monde étouffé par ses clans.
S’il y a un mode de récit dont on pourrait rapprocher Noor, c’est celui du conte bien plus que celui de la chronique sociale. Équipé d’un camion qui tient presque du sapin de Noël, le jeune Pakistanais fraîchement émancipé de sa communauté croise sur sa route bon nombre de sages, de rencontres symboliques, sur le chemin d’un « lac magique » où il compte sur une légende de fées pour régler son souci d’intégration. Si le mysticisme en jeu fait sourire, il est pris très au sérieux par le héros, ainsi que tous ceux qui croisent sa route. Le thème du voyage initiatique est au cœur du film, qui s’en retrouve élégamment épuré de tout ce dont une approche réalistico-sociale aurait pu l’encombrer.
Identité de genre
Noor est donc un transgenre : castré, anciennement travesti, il n’en garde que ses cheveux longs, très féminins, qu’il refuse de couper pour une raison que l’on ignore, et un maintien très subtilement maniéré, qui laisse penser que l’acteur est également transgenre. On se gardera bien de lui plaquer les modèles occidentaux de l’androgynie, de la drag-queen, de l’intersexualité : Noor est un homme. Il n’a jamais été libertin, ni prostitué, seulement danseur. Socialement, les khusras sont des asexués, suscitant une forme particulière de méfiance, très lointainement concernés par l’homophobie. Aucun désordre d’identité sexuelle ne semble toucher Noor. Il veut recouvrir sa position sociale, se ranger, se marier : l’idée même de l’homosexualité ne l’effleure visiblement pas. Quelque part, ce n’est pas un problème intime ; du moins, la dimension intime du trouble est trop largement asphyxiée par l’obligation sociale pour pouvoir éclater au grand jour.
Car en effet, le poids des normes s’abat sur Noor avec une fatalité inouïe. Rien, ou presque, ne suinte des compartiments cloisonnés qui encadrent la société pakistanaise. Si Noor a tenté de sauter de l’un à l’autre, il se retrouve coincé dans l’entre-deux, et pas beaucoup plus libre d’esprit que les autres : son désir profond, c’est celui d’épouser une femme, qu’il attend comme un signe céleste, un pardon. Le film de Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti donne la pleine mesure de cet étouffement généralisé, où la vie se résume à un programme ronflant de cérémonies, de protocoles, de mariages arrangés, ou seulement concédés par des patriarches autoritaires. C’est un monde privé de liesse, déserté par la séduction, par l’érotisme, par la liberté fulgurante. La révolte de Noor n’y est qu’une molle échappée : un camion volé, une femme à épouser, avant que la routine oppressive ne reprenne sûrement ses droits.
Pourtant, il y a en lui une sorte de liberté contenue, de bizarrerie, qui nous tient inlassablement en haleine. C’est à mi-film, lors d’une scène de danse en rupture totale avec le reste du film, que la chair s’ouvre à vif. Quand Noor agite frénétiquement son corps, ses cheveux, on le croirait en train de se débattre contre lui-même, d’expulser un parasite. S’agit-il de sa fondamentale étrangeté ? Cette peste qui le coupe du monde ? Car c’est là, dans le sous-texte de Noor, que se trouve le drame fondamental : au lieu d’être un combat pour exister dans sa différence, c’est un combat pour redevenir normal.