Six s’ouvre sur un plan de le foule tokyoïte telle que nous sommes habitués à la voir. Parmi les métropolitains, six sont choisis pour qu’un aperçu de leur vie nous soit offert. Le film est composé de six tableaux numérotés (chaque personnage étant désigné par un chiffre). Ces deniers ne font pas le portrait des êtres sur lesquels ils sont centrés, nous n’apprendrons au fond pas grand chose sur eux. Comme une estampe, Six se contente d’effleurer, de suggérer, de laisser entrevoir des pans de vies ancrés dans la capitale japonaise. Un homme vieillissant, « six », nous montre où se trouve la piscine dans laquelle il va régulièrement nager, avant d’aller déjeuner seul. La nuit, il se rend au bar « La Jetée », dont le nom renvoie explicitement au film de Chris Marker et qui existe vraiment à Tokyo. Étonné, « six » constate que la patronne, Kawai San, n’est pas là. Il s’installe quand même et se sert à boire. Les uns après les autres, les six personnages le rejoignent, se mettent à boire, à discuter, en attendant le retour de l’absente. Mais Kawai San est comme Godot, son rôle est de ne jamais arriver, et de permettre aux hommes qui l’attendent de passer un moment.
Les scènes situées dans l’espace réduit et chaleureux de « La Jetée », rempli d’objets, éclairé par une lumière tamisée et dans lequel on écoute de la musique, alternent avec des scènes décrivant un moment de la vie de chacun des personnages. Dans les bureaux blanc immaculé de son entreprise, l’un d’eux, d’âge mûr, explique, en regardant la caméra, la philosophie de son entreprise (les employés ne passent pas après elle, elle résulte d’eux), en difficulté avec la crise économique. Un jeune homme est filmé dans la lumière naturelle, dehors, près d’un lieu de culte. La nuit, une jeune femme, petite silhouette dans les grands bureaux déserts où elle travaille, regarde la ville étendue devant la fenêtre. Elle raconte, à la fois pour celui qui tient la caméra et pour elle-même, le stress que lui procure son emploi de commerciale, qui exige d’elle des performances qu’elle a du mal à tenir. Elle est fatiguée, elle aimerait que l’hélicoptère qu’elle voit passer dans le ciel l’emmène avec elle. Elle s’interrompt parfois, laissant place au silence et aux rumeurs de la ville.
« La Jetée » est un personnage à part entière. Il est un lieu de cinéma. Kawai San, distributrice de Takeshi Kitano et scénariste de Kurosawa, y a notamment accueilli Tarantino, Coppola, Chang Chen… Des affiches de cinéma envahissent les murs, les bouteilles bues par les prestigieux clients sont exposées comme des reliques. En évoquant l’absente, les six personnages en esquissent un portrait. On devine son hospitalité, sa chaleur. « La Jetée » est un lieu de répit dans le chaos de Tokyo. Au milieu de la nuit, ivres, les personnages s’en vont. Deux d’entre eux parcourent le quartier de Kabuchiko, commentent l’accroissement des magasins, les clubs où les gens payent pour qu’on les écoute. « Six », lui, est resté seul dans le bar. Il éteint la musique, fume une dernière cigarette et boit un dernier verre, dans le silence. Kawai San n’est toujours pas rentrée.
La minceur de la trame de Six permet d’être pleinement attentif à ce qu’il nous décrit. Nous sommes sensibles aux contrastes de luminosité entre les divers lieux, à la variété de leurs dimensions, à celle des âges des personnages, aux différences de leurs vies respectives (l’inactivité, la suractivité, la sérénité, le stress, la modernité, la tradition). Six est un très joli film sur le temps qui s’arrête. L’accalmie dont bénéficient momentanément les personnages permet à la fois de laisser entrevoir de quoi sont faites leur vies et de dresser des esquisses des divers visages de Tokyo.