Réalisé par le Français Guillaume Giovanetti et la Turque Çağla Zencirci, tourné au Japon avec des acteurs japonais et chinois, Ningen est un projet hybride et inclassable. Construit en trois parties («L’Homme riche», «Le Raton-Laveur» et «Le Renard»), le film s’articule autour du personnage de M. Yoshino, chef d’entreprise japonais, qui voit son état psychologique défaillir le jour où sa société périclite et laisse sur le carreau une centaine d’employés. Même si la première partie semble se présenter comme une chronique sociale de la vie professionnelle quotidienne (caméra portée, lumière naturelle), les réalisateurs parsèment néanmoins leur film d’indices qui annoncent le dérèglement à venir : l’ouverture élégiaque sur une forêt où des voix se racontent le mythe du raton-laveur et du renard qui ont pris l’apparence d’humains pour en expérimenter le genre, une scène improbable de strip-tease dans un club de Shinjuku que M. Yoshino raconte en détails à ses employés docilement attentifs pour justifier sa croyance en l’altérité face à l’adversité économique. Sous le protocole étouffant de l’organisation entrepreneuriale où les patrons endossent leurs rôles de bons pères de la nation, s’infiltre une souffrance qui confine à l’absurde dès qu’elle entre en résonance avec la nécessité matérielle et financière.
Indémêlable
Ce qui est d’autant plus troublant dans la mise en scène de ce burn out, c’est cette manière de rendre totalement poreuse la frontière entre la fiction et le documentaire. Ici, Masahiro Yoshino joue en effet son propre rôle de chef d’entreprise au bord de la crise de nerfs. Les réalisateurs expliquent avoir fait sa connaissance en amont du tournage et suivi son inattendue descente aux enfers : ils lui ont alors proposé d’en faire le matériau d’une fiction dont il occuperait le premier plan. Dans la seconde partie, son hospitalisation dans une institution psychiatrique après une grotesque tentative de suicide a également été tournée en présence de vrais patients qui semblent avoir considérablement nourri le regard des réalisateurs. Avec une générosité désarmante, la caméra s’intéresse à l’imaginaire des sœurs Yukie et Hiromi ou aux histoires d’amour ancestrales contées par la douce Mme Ayukawa pour conduire le personnage principal sur le chemin d’un retour aux sources. Peu importe la candeur nécessaire pour croire à de pareilles histoires. Tout est ici affaire de subjectivité et de vérités intérieures. Ce cheminement introspectif, qui ne signifie pas pour autant un raccrochage à la réalité, signe plutôt la lente désintégration d’un personnage qui se soustrait progressivement à son rôle social et à ses obligations familiales.
Quête mystique
Dans son dernier tiers, l’étrange Ningen prend carrément la tournure d’une fable mystique. La nécessité du sens qui faisait tout le sel de la chronique sociale de la première partie s’évanouit au profit d’une hypnotisante quête de signes : celle-ci se traduit par une étrange déambulation de Yoshino dans une forêt où plane l’ombre des figures mythologiques. Les plans s’étirent jusqu’à un point de délitement qui n’est pas sans rappeler les expérimentations narratives d’Apichatpong Weerasethakul dans Tropical Malady ou Oncle Boonmee. Mais au terme d’une traversée du long torii du sanctuaire d’Inari (et qui rappelle combien Kyoto incarne la ville des fondamentaux et de la mémoire perdue pour les Japonais depuis le cinéma d’Ozu), le personnage retrouve in-extremis le sens de cet exil : en contrechamp de cette errance, s’expriment finalement l’amour et la présence/absence de l’autre (ici la femme de Yoshino, personnage-clé pour le devenir du personnage). Ningen, qui se traduit par «humain», fait preuve d’une véritable intelligence sensible : par touches et avec un sens accru du détail sonore, le film de Guillaume Giovanetti et de Çağla Zencirci confirme déjà tout le bien qu’on pensait d’eux depuis Noor.