C’est dans et par le voyage que s’est construit le cinéma de Cagla Zenkirci et de Guillaume Giovannetti. Tournés au Pakistan, au Japon et plus récemment en Turquie, les longs-métrages du duo reposent sur une mise en récit partagée avec les habitants des lieux découverts, ces derniers réinventant leur propre histoire aux côtés des cinéastes avant de la rejouer face à la caméra. Sibel, dernier né de ces pérégrinations, affiche le même désir d’exploration et de découverte, tout en apportant au modus operandi quelques innovations sensibles, tel le choix de confier le rôle principal à une actrice professionnelle.
À la lisière
Sibel (interprétée par Damla Sönmez) vit à Kuskoy, petit village niché dans une vallée verdoyante où l’on cultive le thé. Muette, elle s’exprime dans le langage sifflé propre aux habitants de ce lieu surnommé le « village des oiseaux » et dont la singularité lui a valu par le passé l’intérêt de documentaristes et d’anthropologues. C’est ce dont témoigne la première séquence du film, qui reprend les images d’archives d’une étude des années soixante où l’on voit des hommes scannés aux rayons X alors qu’ils sifflent. Ces profils irréels instaurent un premier court-circuit ayant valeur de signature et inscrivent le film dans un entre-deux, territoire de prédilection des deux cinéastes, où le conte et le documentaire se chevauchent.
Dans cet entre-deux, Sibel vadrouille. Chérie par son père, la jeune protagoniste est mise au ban de la communauté des femmes en raison de son handicap. Parmi celles qui l’excluent figure aussi sa jeune sœur Fatma, sur le point de trouver un mari (ce qui accouche d’une opposition un peu forcée entre le conformisme de la cadette et l’émancipation de l’aînée). Sans identité précise ni attaches, Sibel circule librement dans et hors du village : de la maison familiale aux champs, de la cabane de Narin la « vieille folle » – perdue dans l’attente de son amant disparu – à la forêt où, armée de son fusil, elle chasse le loup. Bien décidée à tuer la bête qui terrorise les villageoises et les empêche de prendre part au rite ancestral du Rocher de la mariée (qui marque le début des noces), elle apparaît paradoxalement comme la gardienne d’un monde qui la refuse.
Loups et fantômes
Ce n’est cependant pas l’animal tant attendu qui est pris dans les filets, mais un jeune déserteur avec lequel naît une relation d’apprivoisement mutuel. La forêt, lieu ancestral et prohibé, cesse d’être un territoire dangereux, tandis que ses secrets refont surface. Derrière l’épouvantail du loup dont Sibel croit retrouver le squelette, apparaît ainsi le spectre de l’amant de Narin – Fuat – tué sous ses yeux trente ans auparavant pour ne pas avoir respecté les traditions du village. Cette rencontre inattendue entre un homme et une femme, aussi bien qu’entre leurs deux corps (dont la matérialité est exacerbée, notamment par la mise en scène des blessures du jeune homme et des soins que lui prodigue Sibel, mêlant plantes et salive), révèle a contrario l’invisibilité des autres villageois. Si les hommes manquent, le patriarcat lui est bien présent, dans une société où les femmes semblent prisonnières de l’attente d’un époux qui ne vient pas (comme Narin, ou comme la sœur de Sibel, dont le mariage est annulé en raison de la relation de l’héroïne avec cet étranger). Que ce soit Noor ou Ningen, les précédents films du duo donnaient à voir le cheminement progressif d’individus marginaux vers une identité nouvelle. Une quête qui passait par un éloignement du monde familier pour mieux basculer peu à peu dans la fable et la mythologie. Sibel partage cette attention aux lisières du réel, mais donne forme à un parcours inverse, où toute croyance en la tradition s’effrite. Un changement de perspective qui se perçoit jusque dans le regard que le film pose sur sa protagoniste : d’abord proche, prise par l’exigence de capter l’énergie de la jeune femme et son activité incessante, la caméra prend la tangente en même temps que l’héroïne, témoignant d’une rupture qui est aussi la fin d’un monde.