Mise en garde amicale à celles et ceux qui souhaiteraient se préserver de toute révélation sur les tenants et les aboutissants de l’intrigue : vous pouvez interrompre ici votre lecture et la reprendre après la découverte du film.
Dans le sillage de Get Out et de l’apparition d’une nouvelle génération de cinéastes horrifiques (tels que Robert Eggers et Ari Aster), un terme a fleuri un peu partout dans la presse anglo-saxonne spécialisée : « elevated horror ». L’expression, floue et ambivalente, dont il est difficile de donner une définition précise, traduit cependant sans détours un certain dédain pour le commun de la production horrifique, contemplée depuis les hauteurs du film à sujet. Comme si l’ajout d’un sous-texte sociétal méritait davantage les honneurs que le recours à un jump scare, cette figure (trop) décriée, certes devenue au fil des années un ressort systématique et éculé du genre, mais qui condense mieux que toute autre ce que le cinéma horrifique peut produire de beau et fort – le surgissement d’une présence dans un plan et le renversement, à la faveur d’une coupe ou d’un jeu de cadre, de ce que l’on croyait être l’ordre naturel des choses. Cette étiquette va toutefois comme un gant au cinéma de Jordan Peele qui, au-delà d’un alliage entre horreur et comédie (berceau de la carrière de Peele en tant qu’acteur), trouve sa singularité dans sa verticalité. Après la cave de Get Out et le monde souterrain d’Us, le mal vient maintenant du ciel. Si Nope n’est pas moins inégal que les deux titres cités, fraîchement accueillis dans nos colonnes, quelque chose de nouveau se noue néanmoins dans ce film-ci : c’est la première fois que l’approche de Peele ne consiste pas seulement à superposer un propos sociétal à un argument de série B. Serge Daney aimait bien s’imaginer ce que serait un film s’il n’était pas un film ; pour ceux de Peele, il s’agirait probablement de lasagnes : on y accumule les couches et les ingrédients, et ce de manière parfois hasardeuse. Cette tendance est encore présente dans Nope, jusque dans le découpage en chapitres, qui procède d’un empilement d’épisodes (exemplairement, les flashbacks du personnage campé par Steven Yeun), et la multiplication de scènes ellipsées, ravalées par des fondus au noir morcelant les actions. Car précisément ici une ombre engouffre tout : un nuage, une (fausse) soucoupe volante, un trou dans le ciel.
Œil contre œil
Il est cocasse que le film à ce jour le plus convaincant de Peele s’articule autour de la présence d’une baudruche géante qui focalise toute l’attention des personnages. Mais le pari est plutôt gagnant : le réalisateur a inventé une créature de cinéma par endroits fascinante, qui fait de Nope une sorte de Dents de la mer inversé, où la voûte céleste remplace les abîmes marins. Un film d’horreur avait déjà tenté une permutation analogue, le beau Jeepers Creepers 2 de Victor Salva, qui constitue peut-être l’une des inspirations secrètes de Nope, au même titre que le cinéma de Spielberg, auquel Peele emprunte autant le requin du premier des blockbusters que les soucoupes de Rencontres du troisième type, télescopés dans un même corps menaçant. Pas de lumière ici, en revanche, juste les ténèbres affamées d’une entité envisagée pendant un temps avec un certain minimalisme, qui fait le sel des séquences les plus abouties. Le trouble naît d’un nuage immobile, d’un ballet d’ombres happées, d’une présence en apesanteur, difficilement définissable et mue par sa seule voracité. La sobriété des premières apparitions, réellement saisissantes, est d’autant plus étonnante que le scénario n’a pas la main légère pour encadrer le récit de grilles de lecture balisées : les deux personnages principaux sont présentés comme les descendants du jockey noir des fameuses chronophotographies d’Eadweard Muybridge composant Cheval au galop. Horizon didactique un peu balourd : il va s’agir d’obtenir, en remontant le fil de l’histoire du cinéma (en optant pour de la pellicule, puis en recourant ultimement à un dispositif forain), un money shot de la créature, afin de proposer un contre-modèle symbolique au cinéma blanc. Le nuage-ballon-ovni joue dans cette perspective un rôle ambivalent, à la fois monstre laiteux et ange exterminateur à la gueule noire happant les spectateurs aux visages pâles qui n’y voient qu’un objet de spectacle parmi d’autres. Nope est, assez limpidement, un film sur le retour du refoulé et l’exploitation des corps au cœur de l’industrie cinématographique. Mais il ménage une surprise à l’intérieur de ce programme : en lieu et place d’une fable attendue sur le racisme systémique, le renversement organisé par le film s’opère au fond moins par la reprise en main d’un imaginaire blanc (Daniel Kaluuya en cowboy) que par l’affirmation d’une rage primitive et animale se retournant contre ceux qui ont eu la naïveté de vouloir la dompter.
L’épilogue est assez bancal, d’autant que la créature sort définitivement de l’ombre, au risque d’escamoter son aura (de soucoupe organique, la voilà devenue une méduse gigantesque autrement moins terrifiante), mais il entérine ce pas de côté intrigant : si Peele revient à Muybridge, ce n’est pas pour s’intéresser directement, comme on pouvait initialement le croire, au « jockey inconnu », premier Noir sacrifié de l’histoire du cinéma. Le réel objet de son regard, c’est le cheval et le spectacle fascinant d’une animalité en mouvement. Reste que le chemin emprunté aboutit à la même issue : régler ses comptes avec une industrie régie par les Blancs. Il est même possible que Peele tourne en dérision « l’élévation » à laquelle son cinéma a été associé. Réservée aux seuls spectateurs blancs du phénomène paranormal (à l’exception de l’acteur/Monsieur Loyal que joue Steven Yeun), elle n’a aucune valeur transcendantale ou métaphysique ; elle n’ouvre sur rien, si ce n’est un conduit digestif où s’entassent les cadavres. À rebours de cette fausse accession à un sens supérieur, les fils du récit convergent vers un retour à la terre et aux prémices du cinéma – l’œil d’une caméra géante enterrée dans le puits d’un parc à thème. Œil contre œil (celui surplombant du prédateur, qui ne s’attaque qu’à ceux qui osent le toiser du regard), trou contre trou. Au début du film, le père des deux héros succombait éborgné par une pièce de monnaie soudainement tombée du ciel, déchet rejeté par le nuage glouton. Une pièce identique à celle qu’Emerald (Keke Palmer) glisse, à l’autre bout du récit, dans la fente de l’appareil forain immortalisant la créature. Peele n’a peut-être pas encore signé son premier bon film incontestable, mais il a trouvé un moyen plus subtil qu’à l’accoutumée de rendre la monnaie de sa pièce aux fantômes du racisme. Surtout, il dessine une voie nouvelle pour son cinéma, où l’horreur n’est plus seulement le terreau d’un propos (plus ou moins bien tenu ; c’est le problème majeur de ses fables, toujours boiteuses), mais la matrice d’une terreur à proprement parler cinématographique, présente dès le prologue, qui s’achève sur un faux regard caméra : celle de voir et d’être vu, de dévorer du regard et d’être dévoré en retour.