Rencontres du troisième type contient le plan qui, plus encore que l’image iconique de la silhouette d’Elliott et E.T. se détachant sur une lune pleine, synthétise à elle seule tout un pan du cinéma de Spielberg. Un enfant, émerveillé par les objets qui s’animent par la seule force d’un vaisseau extra-terrestre stationné au-dessus de sa maison, ouvre grand la porte pour y laisser entrer la lumière. Sa mère est terrifiée et se jette sur la porte pour la refermer mais le petit garçon, lui, est fasciné par la force attractive, résolument irrésistible, de cette lumière chaude et accueillante. Spielberg filme la scène à hauteur d’enfant ; il est de son côté et nous invite à contempler, nous aussi, la beauté de ce qui se joue dehors, indicible et mystérieuse, à la fois frontale (la lumière est aveuglante) et hors champ (on ne voit pas d’où elle vient). Avoir foi en l’inconnu, (s’)ouvrir littéralement pour se laisser guider par l’Autre : en un seul plan somptueux, Steven Spielberg signait son manifeste cinématographique pour les quinze années suivantes. Un manifeste pour un cinéma ludique et humaniste qui, loin de la naïveté qui lui a souvent été reprochée à l’époque, inverse le positionnement passif du spectateur en le tournant droit vers la lumière, vers sa source même (le projecteur) pour l’inviter à entrer dans le film. Spielberg enfonce le clou, à la fin, quand le vaisseau ouvert déverse ses petits aliens bienveillants dans un halo de lumière blanche, avant d’inviter le héros — et le spectateur — à son bord. « Ouvrez les portes, les fenêtres, et votre cœur ! », semble-t-il nous dire. « Le cinéma vous le rendra au centuple. »
Conte de la folie ordinaire
Lorsque sort Rencontres du troisième type, en 1977, Spielberg a révolutionné pour toujours le box office américain avec Les Dents de la mer, deux années plus tôt, et son copain George Lucas s’est engouffré dans la brèche avec le premier épisode de Star Wars, triomphe de l’été 77. Aujourd’hui plus encore qu’à l’époque, le succès phénoménal de Rencontres du troisième type (il remporte à l’époque plus de 116 millions de dollars, soit l’équivalent de plus de 470 millions en 2017) laisse pantois. Le film ne répond en rien aux codes d’une narration classique, au contraire, même. Spielberg penche pour un récit éclaté, déstructuré, ménageant de grandes plages d’une noirceur extrême entre deux bouffées du merveilleux dont la plupart de ses œuvres suivantes (de E.T. l’extra-terrestre à Jurassic Park en passant par la trilogie Indiana Jones, Hook, Always et même le drame historique La Couleur pourpre) useront et abuseront parfois. Dans l’imaginaire collectif, Rencontres du troisième type est une forme de prototype de E.T., l’histoire de la foi absolue et inextinguible d’une poignée d’hommes et de femmes en ce qu’ils ont vu ou cru voir, et leur désir d’accueillir sans aucune réserve une nouvelle civilisation, venue d’ailleurs, par le truchement d’un langage commun, la musique. On oublie souvent que le film est toujours en équilibre entre ce goût pour le merveilleux, cet optimisme triomphant, et des scènes d’angoisse pure. Celles de l’enlèvement de l’enfant, notamment, mais aussi et peut-être surtout celles qui donnent à voir la folie du héros, interprété par Richard Dreyfuss, qui sacrifie tout pour son obsession.
Ce que nous raconte Spielberg, en creux, c’est le récit d’une dépression, d’autant plus troublante qu’elle touche le prototype de l’Américain moyen, employé du câble, marié et père de trois enfants, installé dans un pavillon de banlieue envahi par les codes de la civilisation moderne (les signes de la planète Terre telle que se la représente l’Amérique de l’époque sont partout : enseignes publicitaires, logos et écrans, jouets et voitures). Accueillir l’autre, c’est détruire ce confort anxiogène jusqu’au point de non-retour, comme le préfigure l’un des enfants du héros en tapant sa poupée contre les rebords de son lit, jusqu’à la démembrer. Roy Neary, le personnage joué par Dreyfuss, va s’employer à dynamiter son foyer de l’intérieur, littéralement, en s’enfermant petit à petit dans une forme d’autisme, entièrement tourné vers la représentation graphique d’une montagne (la Devil’s Tower qu’il voit partout, message subliminal implanté dans son esprit par les aliens pour signifier le lieu de leur arrivée). Roy la dessine d’abord dans la purée que sa femme lui sert à dîner, puis avec la terre et les plantes de son jardin et de celui de ses voisins : scène terriblement inconfortable au cours de laquelle le héros se laisse envahir par sa folie au vu et au su de tous, et qui se termine immanquablement par le départ en catastrophe de sa femme et ses enfants. Le plus terrifiant, pour Spielberg et le spectateur, est que Roy ne semble en éprouver aucun remords et poursuivra sa quête jusqu’au bout. Lorsqu’à la toute fin du film, entouré par les petits extra-terrestres, Roy pénètre dans le vaisseau-mère, le message est on ne peut plus clair. Sans laisser de mot à l’adresse de ceux qu’il laisse derrière lui, Roy entre dans la lumière au bout du tunnel comme un suicidé quitte le monde des vivants pour rejoindre l’au-delà.
Nostalgie de la lumière
Roy n’est pas seul à être dévoré par cette obsession : Jillian, la maman célibataire du petit garçon enlevé, dessine fiévreusement la Devil’s Tower sur des grandes feuilles de papier. Mais celle-ci n’a qu’un but, retrouver son enfant, quand Roy ne semble poursuivre d’autre idéal que celui d’aller jusqu’au bout d’un délire qui a moins pour but la rencontre avec une autre forme de vie que la négation définitive de tout ce qui le rattachait jusqu’à présent au monde des humains. Spielberg, enfant traumatisé par le divorce de ses parents à une époque où l’on ne divorçait que très peu, expie un trauma originel en le précipitant dans le bain formel de ses obsessions de cinéaste. Le père abandonne ses enfants pour un idéal peuplé de couleurs, d’images inédites et de sons unificateurs. Est-ce un hasard si le « passeur » de Rencontres du troisième type est un scientifique incarné par un autre cinéaste ? François Truffaut, dans son seul rôle pour un film qu’il n’a pas lui-même réalisé, n’a en réalité pas grand-chose à jouer, mais il incarne la bienveillance même, celui qui montre le chemin, tend les bras et invente les signes, les codes d’une nouvelle forme de langage. Le cinéma, pour Spielberg, est la voie de l’apaisement, le chemin pour mieux nous comprendre et mieux comprendre les autres.
À ce titre, Rencontres du troisième type est une œuvre charnière dans la filmographie de Spielberg (il s’agissait de son quatrième film, si l’on compte le téléfilm Duel, distribué dans les salles européennes). Si ses premiers films, et en particulier Les Dents de la mer, éblouissaient par son sens du cadre, l’utilisation du hors-champ et son génie du découpage, celui-ci donne à voir pour la première fois une sensibilité picturale à couper le souffle. Notamment dans le premier tiers du film, où le ciel est percé de nuages menaçants et protéiformes, de lumières tour à tour inquiétantes et facétieuses et de contrastes saisissants. Spielberg compose ses plans comme autant de tableaux qui mêleraient sans complexe la démesure d’un DeMille et la flamboyance d’un John Ford aux B‑movies de Roger Corman et aux ambitions formelles et narratives du Nouvel Hollywood. Cinq ans plus tard, E.T. l’extra-terrestre choisira une forme d’épure stylistique recentrée sur les motifs du cinéaste (halos, cercles, lumières obliques qui transpercent le cadre) mais le goût du réalisateur pour les compositions épiques, d’une extraordinaire profondeur de champ, trouvera toute son expression dans la série des Indiana Jones et ses mélos (La Couleur pourpre, L’Empire du soleil, Always). Et même, beaucoup plus tard et malgré son changement brutal de tonalité via sa collaboration avec le chef opérateur Janusz Kamiński dès La Liste de Schindler, dans certains plans de La Guerre des mondes, des Aventures de Tintin ou de Cheval de guerre… Si Les Dents de la mer est son premier chef‑d’œuvre, un classique instantané devenu légendaire tant pour ce qu’il contient que pour ce qui l’enrobe, Rencontres du troisième type est sans nul doute l’œuvre matricielle de la filmographie de Spielberg, dans lequel se retrouvent déjà les films qui suivront.