Les hasards font parfois bien les choses : les sorties rapprochées de Roma d’Alfonso Cuarón et de Nuestro Tiempo, le nouveau long-métrage de Carlos Reygadas six ans après la sortie de Post Tenebras Lux, initient un dialogue d’œuvre à œuvre, d’une part car elles sont signées par deux grands auteurs mexicains contemporains, de l’autre parce qu’elles abordent chacun un même genre – le cinéma à la première personne, autobiographique pour Cuarón, autofictionnel pour Reygadas. Si les cinéastes s’appuient sur un socle artistique commun, leur rapport à l’intimité n’en diverge pas moins : là où Roma est une monographie homogène, Nuestro Tiempo se présente comme un objet scindé en deux, s’ouvrant sur une longue introduction chorale avant de s’enfoncer dans ce qui fait son cœur, soit une longue doléance intime resserrée sur un couple de grands propriétaires terriens sur fond d’adultère.
L’ouverture, justement, surprend : si elle s’inscrit d’emblée dans la lignée de celle du film précédent, déjà marquante – comme dans Post Tenebras Lux, les premières images de Nuestro Tiempo mettent en scène la très jeune fille du réalisateur, crapahutant dans une nature peuplée d’un bestiaire agricole, vaches, moutons, cochons –, elle ne ressemble pour autant à rien de connu dans la filmographie de Reygadas. Le réalisme rugueux et les extravagances métaphysiques laissent place à un grand tableau estival indolent et impressionniste, emporté par la légèreté des plans enregistrés à la steady-cam et du montage éclaté. Cette sensualité embrasse des scènes renoiriennes, un microcosme social où les âges, les sexes, les maîtres et les serviteurs cohabitent. L’énergie des enfants et les jeux de séduction des adolescents impulsent une vitalité générale au lieu (un lac d’eau boueuse égaré dans les grands paysages magnifiques des plaines du centre du pays) quand les regards en coin des ouvriers agricoles sur leurs patrons laissent augurer des rapports sociaux et politiques tacitement tendus. Cette chronique prend même par instants quelques atours somptueux quand, au détour d’une réminiscence, le titre du film se fait explicite et laisse transparaître un temps perdu, une utopie lointaine et fantasmée, dont ce long prologue en serait les ultimes vibrations.
Confession exhibitionniste
La comparaison avec le film de Cuarón se fait naturellement : tous deux issus de la classe dominante, les deux cinéastes cherchent à penser leur place au sein de la société mexicaine et la légitimité de leur position de porte-parole en tant qu’artiste. Peut-être parce que l’un est citadin et que l’autre est rural, les angles narratifs s’opposent : Roma pense le présent par le prisme du passé, Nuestro Tiempo pense le passé par le prisme du présent. Mais de nouveau, c’est moins dans leurs enjeux esthétiques que par leurs choix de focalisation que les deux films divergent. Tant que Reygadas travaille son film comme une œuvre polyphonique, ce qu’il raconte des infrastructures de la société mexicaine se fait dense et complexe. Mais dès qu’il vire de bord et s’engage dans sa trame principale, alors tout se rabougrit et, pire, devient très irritant. À l’inverse de l’entreprise romanesque de Cuarón – et la relative humilité à se raconter du point de vue d’un personnage en tous points différent de lui, une domestique indigène – Reygadas tire sur la corde du film confiné dans son pré-carré bourgeois. S’installe alors un mélodrame qui redouble sa médiocrité par une vacuité et une vanité embarrassantes. Un vague enjeu de lutte des classes point comme pour donner in extremis une épaisseur à ce qui ne dépasse jamais la trame de roman de gare ou de feuilleton, avec son lot de coucheries et de petites perversions. Interprétant lui-même le rôle principal du mari trompé et laissant le soin à sa femme, Natalia López, de lui donner la réplique, le réalisateur brouille volontairement les lignes entre ce qui est de l’ordre de la fiction et ce qui relève de la confession exhibitionniste manipulatrice. La durée inexplicable de cette seconde partie (presque deux heures et demi) est scandée par une série d’aphorismes et de vérités révélées, distillés dans des dialogues qui sont autant de poncifs définitifs sur les relations hommes-femmes, l’amour et le couple. Le sérieux inébranlable qui envahit alors le film assomme par sa suffisance. Il ne faut pas longtemps pour que la sensualité initiale des scènes en extérieur (portées par les enfants ou les animaux) ne laisse place à une mise en scène étriquée dans les pièces de la grande maison des propriétaires où les deux personnages se confondent avec les meubles et les bibelots. La construction métaphorique se tisse alors d’elle-même : le rapport amoureux s’apparente à un rapport économique matérialiste comme les autres, un enjeu de possession et de domination dont Reygadas fait mine de se repentir tout en organisant consciemment un petit scénario de revanche et de mépris. Finalement, il ne ressort de Nuestro Tiempo qu’une complainte de classe trop autosatisfaite pour faire croire honnêtement à une autoanalyse. Grâce à l’autofiction, le réalisateur se garde le beau rôle, assumant les largesses morales d’une bourgeoisie libre et éclairée tout en les fustigeant, dans un élan faussement chevaleresque.