Il y a des faits et il y a des formes. Taxé d’être incompréhensible, le dernier film de Carlos Reygadas, Prix de la mise en scène, possède pourtant un fil narratif principal sibyllin dont il n’est pas nécessaire de révéler l’issue. Un couple bourgeois, son domaine et ses petits employés. Un peu de leurs milieux, leurs quotidiens, leurs vécus. Puis un crime, et ses conséquences du côté de la victime comme de l’agresseur.
Pour les formes, la première scène – splendide – résume la situation. Dans un vaste champ où des chiens regroupent des vaches, taureaux et chevaux, une petite fille autour de qui ils s’agitent nomme ce qu’elle voit ou ce à quoi elle pense ; vaches, chiens, eau, maman… La caméra est mouvante à un mètre du sol. Est-elle à la hauteur de l’enfant ou à celle des chiens ? L’objectif a été modifié : l’impression est celle d’un grand angle dont les bords du champ sont morcelés en plusieurs cercles concentriques fluctuant. Un peu comme si un cul de bouteille recouvrait l’objectif. Le dispositif accentue la profondeur au centre du cadre et floute ou découpe les bords. Peu à peu les ténèbres se développent, recouvrent les bêtes, l’enfant, ne laissent que le son des sabots, des halètements, de la boue. Puis l’orage éclate et seules les trouées des éclairs dessinent comme sous l’éclat d’une étincelle le visage en gros plan de la fillette. La tension angoissante qui émane de cette scène se retrouvera tout au long du film, accompagnée de symboles pas encore tous palpables. Les animaux sont omniprésents, la nature est étouffante, la météo mystique.
Tout au long du film, alors qu’alternent épisodes clairs et scènes sans rapports apparents avec les protagonistes (un repas dans un semblant de futur, une partouze en français, un match de rugby en anglais…), la tension entre déroulement factuel du scénario et symboles demeurera. C’est qu’à la deuxième scène le diable apparaît dans une maison, déambule, une sorte de caisse à outil à la main. Plus loin, un personnage évoque une histoire d’arbres qui se parlent, des ressentiments couvent, des hommes travaillent dans des jungles pesantes. Guère plus. Guère plus n’est nécessaire pour songer à deux références de poids dès lors qu’on marche vers les symboles : Apichatpong Weerasethakul et Terrence Malick.
Et c’est deux réelles forces du film de Reygadas : le poids de l’environnement à chaque plan, qui passe, sinon pour une menace, pour une conscience, un œil, et la force des scènes de famille centrées sur le couple et leurs deux jeunes enfants. S’il est vrai que Post Tenebras Lux s’égare dans la durée, en rajoute dans sa construction en longs tableaux aux imbrications compliquées et perd énormément à conserver tout le long du film son dispositif d’objectif, ces deux qualités suffisent à le sauver.
Mais le réel enjeu du film reste sans doute la morale, et l’obscurité du propos autorisera des nuées de questions et d’interprétations. Le diable descendrait sur terre pour s’emparer d’une victime, ou mieux, d’un lieu. Ou il serait partout, dans l’œil de chaque être vivant, et s’annulerait d’autant de cette omniprésence. Siete (qu’on pourra entendre Seth), est-il le mal ou le maudit ? Les étapes du scénario renvoient-elles aux péchés capitaux ? Qu’est-il dit de la violence muette entre les classes sociales, entre les hommes et les femmes, entre les Hommes et les animaux ? Et les enfants, dans quelle catégorie sont-ils ?
Il semble à l’auteur de ces lignes que derrière les gros sabots du symbolisme omniprésent, qui lorgne vers le panthéisme et le christianisme, se pose davantage qu’une sentence morale une interrogation sur notre rapport aux symboles. Quand l’on y regarde de près, la forme du film, sa manière de mettre en scène nature, bêtes, et quelques bribes de mots ambiguës, s’accompagne pourtant d’une histoire réaliste. Ce que fait le spectateur malgré lui, c’est le jeu des croyances, des mythes et prophéties, des religions : enrober une réalité visible de causes invisibles. Reygadas n’évoque pas cette emprise – d’ailleurs également maniériste – pour la dynamiter, lui-même pourrait hésiter sur sa position dissimulée sous le poids de son esthétique. Indéniablement, cette voie qu’emprunte Post Tenebras Lux, est plus riche et sincère qu’on a pu le dire.