Sans doute une des plus belles surprises de ce début de festival, dans la compétition officielle. Le film de la réalisatrice hongroise Ildikó Enyedi a ce qu’il faut d’étrange pour intriguer, de drôle pour surprendre et cette intelligence de réalisation qui lui permet de redéfinir dans un même geste tant la comédie romantique que le documentaire animalier ou le film d’entreprise, sans basculer véritablement dans l’un ou l’autre genre.
Pour commencer, de majestueux et incongrus plans forestiers suivent, de longues minutes durant, les regards inexpressifs d’un cerf et d’une biche dans une sorte de lente « jauge » amoureuse pré-copulation. La caméra capte l’affection pudique des bêtes (un mufle posé sur une fourrure, deux corps se frôlant, satisfaits de leur simple coprésence) et les investit d’une humanité noble. Ces scènes patientes, superbement photographiées, valent moins pour la poésie de leur image que pour l’humanité que la réalisation leur attribue. D’autres plans de ce type scanderont le film avec la régularité du quotidien. Mais le réel n’est pas là, il est plutôt à chercher du côté de l’abattoir de la banlieue de Budapest qui sert de territoire premier au film. Les bœufs y sont entreposés, mis à mort, manutentionnés et découpés sous l’œil inquisiteur de la nouvelle inspectrice de qualité, Maria, jeune blonde froide à la sociabilité plutôt limitée. Entre elle et Endre, le directeur financier en panne d’amour (et, accessoirement, au bras droit paralysé), naît une relation crispée que vient détendre la découverte inattendue d’un dispositif onirique commun — précisément, la scène forestière précédente.
On Body and Soul conte alors la relation naissante entre ces deux freaks, empêchée par la psychorigidité de l’une et la paralysie de l’autre, à travers la mise en corps de leurs sentiments. Enyedi travaille merveilleusement la physicalité de l’usine et de ses personnages, offrant des plans qui se chargent de sens au regard de leur insensibilité : décapitation d’une bête, ouverture de veines, organisation millimétrée d’une assiette de purée jambon… Le film offre sur le monde un regard incroyablement direct et concret qui évoquerait, si ce n’était son intrigue romantique, à la fois le documentaire et le cinéma de genre. L’apprentissage du corps est long et tortueux, entre une qui ne connaît pas encore le désir physique, l’autre qui ne le connaît plus depuis longtemps. Si pour Maria, écouter un album de musique romantique semble faire aussi peu d’effet que manger des bonbons en regardant un porno, le lent apprentissage de son corps l’approche peu à peu du moment où un contact avec Endre est rendu envisageable. Le film ne systématise pas pour autant ces enjeux de corps et d’esprit, il les introduit en sous-main, au fil du développement de cette histoire d’amour aussi improbable que drôle : son usage systématique de l’humour, se moquant des formes que prennent les angoisses de son héroïne, le soulage du programme théorique que son titre lui promet. La beauté du film tient dans le glissement progressif qu’il opère entre plusieurs registres, tout en assumant une forte croyance dans la proposition absurde et poétique qui est la sienne.
Le montage a le génie d’emplir de romantisme le monde rigide et matériel de l’usine par le parallélisme qu’il organise avec la poésie des scènes animales. Si, dans la narration, ces rêves sont la représentation des désirs inconscients de leurs auteurs, ils sont, à l’échelle du film, le vecteur d’un changement de regard sur le réel : c’est la relation amoureuse attribuée aux animaux qui vient contaminer le regard que l’on porte sur des hommes inhumains. Mieux, ce romantisme, préparé par le metteur en scène (le choix de cet animal noble d’une part, le regard de biche de l’actrice qui incarne Maria d’autre part), est en réalité une interprétation du spectateur qui découle de sa propre culture et de ses propres désirs : un cerf et une biche qui se regardent dans une forêt enneigée ne peuvent qu’être amoureux. De là, c’est donc le regard du spectateur qui fait naître à l’écran des sentiments que les personnages sont incapables de manifester.