Avec les compositions symphoniques de John Barry, les génériques sont peut-être ce qui vient le plus immédiatement en tête lorsqu’on pense aux films de James Bond. C’est que ces séquences introductives, outre le fait qu’elles constituent une forme de spectacle, indépendant et ritualisé d’épisode en épisode (dans une logique sérielle, cf. ce que l’on expliquait à propos du générique de la série Deadwood), offrent une synthèse chimiquement pure de « l’identité » James Bond. Plus que jamais, l’agent secret s’y voit ramené à sa dimension iconique, par le truchement de fétiches (les pistolets gigantesques qui entrent latéralement dans l’écran, les drapeaux britanniques, etc.), tandis que le penchant érotique de la franchise nourrit une fantasmagorie des corps, via laquelle les femmes sont figurées tantôt par un ballet d’ombres, tantôt par une focalisation sur certaines parties – œil, chevelure, ventre, cuisses, etc. En somme, les génériques alternent deux approches figurales différentes et contraires de l’érotisation : d’abord la suggestion (par une silhouette, soit un aplat noir qui ne reproduit que les contours), puis le zoom sur une zone vectrice de désir.
On peut associer dans l’histoire de James Bond la paternité de ces tendances à deux auteurs. Si Robert Brownjohn n’a réalisé que deux génériques, ceux de Bons baisers de Russie (1963) et de Goldfinger (1964), ces derniers n’en sont pas moins capitaux dans la manière dont ils introduisent, mais aussi radicalisent, le fétichisme de certains fragments du corps. De fait, les deux séquences offrent une série de variations sur une même idée : ventres, mains, jambes et visages y sont des toiles sur lesquelles se projettent le casting (Bons baisers de Russie), puis les images même du film (Goldfinger), dans ce qui ressemble à un étrange mélange entre un générique classique et une bande-annonce. Goldfinger est sur ce point non seulement un générique plastiquement truffé d’idées, mais aussi un exemple emblématique de la violence sous-jacente que charrie le fétichisme de la franchise, puisque les femmes y sont ici à la lettre des corps dorés, sans visages, sur lesquels se superposent les figures masculines.
Le film suivant, Opération Tonnerre (1965), introduit quant à lui pour la première fois le motif des ombres chinoises féminines. L’auteur du générique, Maurice Binder, déjà à l’œuvre sur celui de Dr. No (1962, coup d’envoi des aventures de James Bond), jouera par ailleurs un rôle fondamental dans la fondation de l’imagerie bondienne, puisqu’il sera impliqué dans seize films jusqu’en 1989 (Permis de tuer). Bien que toutes les œuvres de Binder soient loin d’avoir la même valeur (on peut même considérer qu’il s’est à terme enfermé dans la reprise académique d’une forme qu’il a lui-même inventée), quelques séquences se détachent par leur inventivité et leur rapport à l’horizon sexuel de la saga. La plus belle est peut-être le générique de On ne vit que deux fois (1967), qui synthétise les deux tendances préalablement décrites tout en creusant une troisième, que l’on pourrait cette fois-ci circonscrire à une forme strictement géométrique : le cercle.
Sur-générique
Le cercle possède une importance particulière dans la franchise James Bond, d’abord parce qu’il est au cœur de ce que l’on pourrait appeler le « sur-générique », cette séquence à chaque fois répétée où l’agent secret s’avance latéralement, enserré d’un cercle qui s’avère être l’intérieur strié du canon d’un pistolet. Arrivé au centre, l’homme se retourne soudainement vers l’écran et fait feu. Le cercle, nimbé de rouge, vacille alors pour ne devenir plus qu’un flash blanc qui se déplace au rythme des notes du thème composé par John Barry.
Ce cercle pourrait être lu d’au moins quatre façons : d’abord comme un œil, donc un relais du spectateur, au centre duquel se trouve le premier fétiche, l’espion lui-même. La forme torsadée participe dans cette perspective d’une figuration de la pulsion scopique, les différentes rainures convergeant vers le centre de l’écran. Deuxième façon : comme le diaphragme mécanique d’un appareil photo ou d’une caméra. Le fonctionnement d’un diaphragme s’apparente d’ailleurs à celui de l’iris d’un œil et l’intelligence du générique tient dès lors à substituer à ces deux formes une troisième qui leur ressemble, à savoir le canon d’un pistolet. Troisième façon : comme une ouverture. Le cercle du canon a aussi pour fonction d’introduire les séquences par une ouverture… à l’iris (le cercle s’élargit pour dévoiler la première image du film). Quatrième façon : le cercle serait enfin, plus prosaïquement, un trou. Il n’est pas anodin que les « vrais » génériques des films de James commencent souvent par une chute, une plongée ou une descente en parachute. Avant Skyfall, l’épisode le plus psychologisant de la franchise, qui fera de la chute le leitmotiv d’une introspection du personnage, dans quoi James Bond tombe-t-il ? Si l’on en croit les génériques, dans les femmes. Et cette chute constitue autant la promesse d’un vertige extatique (où la femme, toujours dans une perspective dont on ne peut nier le machisme, est envisagée sur le mode du « mystère ») que d’une danse mortuaire.
Fusion
Le raccord qui ouvre le générique d’On ne vit que deux fois est à ce titre proprement vertigineux. La caméra se rapproche du corps de Bond, manifestement mort, jusqu’à ce que le rouge d’une rosace apparaisse en superposition de la blessure et finisse par refluer et envahir l’écran. Sur un carton noir, la figure a pris la place du corps de Bond, avant qu’une seconde substitution n’intervienne : tandis que le fond s’éclaire et qu’apparaît progressivement le visage d’une jeune femme asiatique, le rouge tourne au noir, pour devenir l’extension de l’œil féminin. C’est alors enfin que la rosace, tel un diaphragme, se rétracte pour prendre la place de l’iris droit de la femme. En somme, à la plaie de Bond (que l’on ne voit pas et pour cause : la supposée blessure est factice) est distinctement relié un autre trou corporel, le puits sans fond du désir mais aussi le trou noir vers lequel se projette Bond et avec lui le spectateur : l’œil féminin.
La rosace, motif au cœur du générique, prend ensuite la forme d’une ombrelle tournant sur elle-même, de sorte qu’elle s’apparente aussi à un rouage mécanique jouant un rôle dans l’avancée du montage. Aux ombres chinoises se superposent l’irruption d’un volcan qui se mêle aux regards de figures, dont l’impassibilité des traits jure avec la lave en fusion. En somme, ce générique offre un contrepoint à ceux de Bons Baisers de Russie et de Goldfinger : on n’y voit désormais que des visages, qui ne sont plus le support d’une impression (les lumières de Bons baisers de Russie, les plans mordorés de Goldfinger), mais la condition d’accès à la couleur et à la lumière, dans une logique d’interpénétration.
Si le désir reste ici indissociable d’un certain exotisme, l’effusion volcanique dépasse le seul champ métaphorique (du danger, de la passion) pour organiser une véritable explosion fétichiste. Le montage progresse ainsi par une série de va-et-vient, de zooms et de dézooms, notamment grâce aux ombrelles qui se déploient puis se rétractent (à nouveau sur le mode du diaphragme). Pulsion de mort et ouverture au désir constituent les deux pôles indissociables de la fusion des visages et du feu, jusque dans le dernier plan, qui de manière très fine propose un négatif aux premiers cercles, ceux du barillet ensanglanté puis de la rosace née du sang : un soleil au crépuscule, qui déjà s’éteint à l’horizon.