Depuis Séraphine, biopic honnête et parfois intrigant, on nourrissait des attentes raisonnables de la nouvelle collaboration de Martin Provost (réalisateur) et Yolande Moreau (actrice). Où va la nuit a des allures de polar, parsemé d’une violence jamais totalement saisissable, soit par l’absence d’explication (scènes de violence conjugale), soit par la brièveté de plans fragmentant le contexte de la scène (accident de voiture qui pourrait être un meurtre, ou inversement). Ces manifestations de pulsions échappant à une parfaite compréhension dessinent un motif qui pourrait donner au film une intéressante raison d’être. Or elles ne parviennent qu’à apparaître comme les épisodes les plus intrigants, les plus incarnés d’un film dont la progression trahit trop l’hésitation de ses calculs, entre le flou travaillé d’un drame psychologique et criminel, et l’écriture prévisible d’un mélodrame familial.
Le film s’ouvre par un long travelling de nuit sur une jeune femme traversant un bois de la Belgique profonde avant de tenter l’autostop, et dont on tend d’emblée à surestimer l’importance future. Fausse piste, coupée net quand la femme est fauchée par un chauffard ivre. On passe dès lors à quelques tranches de la triste routine de l’épouse de ce dernier, Rose (jouée par Yolande Moreau) qui porte comme elle peut, avec son pas traînant et sa tenue de campagnarde, sa condition de femme soumise et martyre (scène assez lourde où, ayant déshabillé son corps portant des stigmates plus que suggestifs, elle subit de nouveau les coups du mari explicitant trop bien le propos). Le film travaille dans cette première partie une étrangeté dont on attend de connaître le but, en resserrant autour de ce noyau conjugal empoisonné le fait divers initial en forme de digression d’un quotidien déjà oppressant, juxtaposition dont on s’interroge sur les possibles effets : ils reçoivent des coups de téléphone anonymes, les parents de la jeune morte leur rendent visite dans un but mystérieux.
Cependant, cette étrangeté entretenue par le découpage s’avère un leurre pour amener à un film plus lisible, plus laissé aux soins de l’écriture et finalement moins inspiré. Rose finit par assassiner son mari en tâchant de faire soupçonner les parents de la morte, puis part pour Bruxelles afin de renouer des liens avec son fils, qui a quitté avec fracas la maison familiale plusieurs années auparavant. L’accident, l’impression de menace extérieure, le drame criminel ne valent alors plus guère que comme des béquilles pour faciliter la transition à cette phase plus mélodramatique, où l’aspect criminel (encore incarné par un inspecteur suivant Rose à la trace) n’apparaît plus que comme une menace d’arrière-plan conventionnelle faisant avancer le scénario à marche forcée. Après avoir passé la première partie à travailler avec soin son atmosphère d’étrangeté, Martin Provost se trouve moins inspiré pour donner de l’épaisseur au règlement de comptes familial attendu (les alternances d’attirance et de rejet entre la mère des champs et le fils des villes, autour de la figure du père fatalement antipathique, restent toutes prévisibles), trop basé sur le déballage savamment dialogué des traumatismes et ne concernant jamais vraiment le regard du metteur en scène.
Cavale sans surprise
Le moteur d’Où va la nuit se trouve alors être le même que celui sur lequel le réalisateur se reposait dans Séraphine : Yolande Moreau. Avec sa faculté de dépeindre un personnage fuyant entre douleur silencieuse et fantaisie (ici portant sa condition de femme effacée comme un symptôme, puis comme un masque), d’alterner pas alerte et difficulté à porter son propre poids, regard perdu et lueur malicieuse, l’actrice ramène facilement la couverture à elle, rapproche le film d’un « Yolande Moreau movie ». Cela pourrait donner matière à un film intéressant si seulement celui-ci ne mettait pas en vis-à-vis de son héroïne un certain nombre de situations de cliché ou de personnages sans consistance, comme des créations imposées par le scénario pour lui faire faire le cheminement voulu sans qu’on se soucie de leur conférer un semblant de vérité — à l’image de ce journaliste caricature du « fouille-merde » auquel on ne croit pas une seconde, surtout quand il se donne l’air de tenir le scoop du siècle en enquêtant sur la mort suspecte du mari dans la campagne profonde ou en soumettant la veuve à un interrogatoire empesé.
Entre les mains somme toute très sages de Provost, la cavale à l’enjeu déjà vu (le criminel dont on voudrait nous faire souhaiter qu’il s’échappe) d’une Moreau certes volontaire paraît moins libre qu’elle voudrait être, trop dirigée sur des rails dramatiques dont jamais le tracé ne surprend ni n’émeut vraiment, et dont la fin se fait attendre, malgré de pénibles efforts pour y insuffler une fantaisie surfaite (la présence « gadget » d’Édith Scob, icône d’un cinéma français de l’étrange dont on tend trop souvent, ces dernières années, à exploiter le talent pour tirer facilement un ton décalé qui, sans vrai enjeu, finit par sonner comme du toc). Se reposant sans doute un peu trop sur ses moyens (son actrice, sa chef-opératrice Agnès Godard, les ressorts psychologiques couchés sur le papier du scénario…), Provost ne donne jamais l’impression d’être sincèrement attaché à des enjeux éventuellement posés par les faits et gestes de son héroïne — de s’y intéresser au-delà de la nécessité bien académique d’une construction dramatique solide.