Sur les hauteurs d’une colline tahitienne, alors que la nuit s’apprête à tomber, le Haut-commissaire De Roller (Benoît Magimel) s’équipe d’une petite paire de jumelles. Au loin, il aperçoit un sous-marin, sujet d’une rumeur insistante selon laquelle des essais nucléaires s’apprêteraient à reprendre en Polynésie française, plus de vingt-cinq ans après le démantèlement du Centre d’expérimentation du Pacifique. Difficile pourtant, à travers ce plan fugace, d’être vraiment certain de la présence de ce mystérieux vaisseau où, dit-on, de jeunes femmes se rendraient en pleine nuit pour assouvir les pulsions libidineuses des militaires isolés. Tel De Roller dans cette scène, on ne sait pas précisément ce que l’on voit devant Pacifiction, où Albert Serra navigue délibérément en eaux troubles. Alors que Liberté, son précédent film, rendait compte patiemment d’un événement balisé dans le temps et dans l’espace (une nuit de libertinage en forêt sous le règne de Louis XVI), Pacifiction déploie un récit beaucoup plus trouble et distendu, conjuguant la noirceur étouffante d’un thriller paranoïaque au prosaïsme d’une chronique haute en couleur sur la vie politique de l’archipel tahitien, avec son lot de négociations administratives, de discussions de comptoir et de conversations badines autour d’un cocktail. « C’est bizarre tout ça » confie, sourire aux lèvres, l’hôtesse Shannah (Pahoa Mahagafanau) à De Roller, dans le hall d’accueil d’un hôtel dont la quiétude apparente dissimule quelque chose de beaucoup plus inquiétant.
Le serpent de mer
Pour faire la lumière sur cette rumeur de reprise des essais nucléaires, le Haut-commissaire erre de décor en décor – boîtes de nuit, bars, halls de réception, loges, chantiers, ports d’embarcation – en restant attentif aux différentes pistes qui se présentent à lui, des plus évidentes (l’activité du capitaine de la marine française) aux plus incertaines (un portugais de passage sur l’île dont on aurait dérobé le passeport). Cette tendance à la dispersion fait de Pacifiction un film profondément ambigu, qui ne cesse d’osciller entre la clarté d’un décor de carte postale (une plage de sable blanc, des palmiers, quelques notes de ukulélé) et les ténèbres d’une menace qui avance masquée (et non des moindres : une apocalypse nucléaire). Dans la scène marquante du jet ski, De Roller se rend par exemple en mer pour assister à une compétition de surf près de rouleaux gigantesques qui risquent à tout moment d’engloutir l’audience et les participants. On peut d’abord envisager prosaïquement la séquence comme un spectacle étincelant où le cadre paradisiaque choisi par Serra affirme sa cinégénie. Mais quelque chose d’autre transparaît, entre les lignes des dialogues et à travers le cadre particulier de la scène : « tous les jours, mon lieu de travail essaie de me tuer » confesse, sur le ton de la plaisanterie, l’un des surfeurs à De Roller, tandis que la caméra, en légère contre-plongée, déplace la ligne d’horizon de la mer en haut du format scope – le Haut-commissaire est déjà, sans tout à fait le savoir, la tête sous l’eau, submergé par une force qui le dépasse. Pacifiction progresse de la sorte, en sous-marin, comme si une imposante masse noire rampait sous la surface du visible. La trajectoire géographique esquissée par Serra, qui a su pleinement tirer profit du climat de désolation dans lequel a été plongée l’île durant la pandémie, vidée des touristes qui en occupent habituellement les plages, témoigne d’une même ambivalence. Alors qu’un politicien local, Matahi (Matahi Pambrun), évoque le fait que la jeunesse tahitienne s’ennuie et ne peut que « tourner en rond », De Roller dessine lui-même, au fur et à mesure, un trajet en forme de boucle et se voit contraint de revenir à chaque fois au même point de départ : la boîte de nuit « Paradise Night », épicentre du récit dont l’atmosphère, tantôt éthérée, tantôt infernale, change au gré de ses aller-retours (« On ne contrôle rien » dira, un soir, De Roller).
Seule règne la suspicion ; tout est déjà là, tapi dans le recoin des images. Comme dans Liberté, les plans sont parfois cadrés de manière incongrue, en laissant par exemple, dans certaines scènes, de longues feuilles recouvrir une partie des visages des interprètes. La mise en scène d’Albert Serra a ceci de fascinant qu’elle repose à la fois sur un temps long, nous laissant patiemment explorer les différents tableaux vivants qui s’offrent à nous (on pense parfois au Only God Forgives de Nicolas Winding Refn, avec ses figures lascives et nonchalantes qui complotent dans les recoins de bars et autres boîtes de nuit), en même temps qu’elle fourmille de petites bizarreries (un reflet, une branche, un accessoire qui obstrue une partie de l’image, etc.) instillant le doute sur la nature véritable de ce qui se joue. Cette défiance à l’égard du visible a fait le sel du cinéma de complot des années 1970, héritier postmoderne du film noir auquel Serra se réfère en entretien et que Pacifiction évoque à certains égards : à la procédure rigoureuse définissant le récit policier classique se substitue, devant la multiplication déraisonnable d’indices et d’anomalies, une énigme plus générale qui s’accompagne du sentiment, écrasant, « que c’est la société toute entière qui constitue le mystère à résoudre ». Il faut certes attendre un certain temps – et s’armer de patience — avant que cette partie plus immergée finisse par remonter à la surface, mais le jeu en vaut la chandelle. Le sentiment d’attente produit par cette avancée à pas feutrés n’en est d’ailleurs que plus savoureux eu égard à la drôlerie qui teinte parfois les dialogues et le jeu de Magimel, l’acteur combinant la ruse et la fermeté d’un politicien néocolonial à la fausse candeur d’un représentant qui, en voulant systématiquement arrondir les angles, finit par se livrer à une constante opération de séduction.
En spirale
L’un des premiers éléments qui concrétisent la menace pesant sur De Roller s’avère être le personnage joué par Mike Landscape, dont l’allure froidement hostile – traits saillants et regard masqué derrière des lunettes teintées – sied parfaitement au cinéma iconoclaste d’Albert Serra. Présenté au détour d’une négociation politique sous tension comme un « Américain » prétendument venu pour aider les locaux face à la puissance impérialiste de l’État français, Landscape endosse le rôle d’un agent du chaos quasi muet, déréglant le cours des événements et surgissant n’importe où, n’importe quand. Lors de la cérémonie donnée en l’honneur d’une écrivaine de passage sur l’île, l’acteur apparaît ainsi sans prévenir, accompagné de l’une des rares notes de musique que contient la première partie du film. Perçant et magnétique, son regard revient ensuite comme un leitmotiv, rappelant à plusieurs moments De Roller à l’origine de sa hantise la plus profonde – l’impression tenace d’être surveillé et observé par une force extérieure. À la fin d’une scène charnière où le Haut-commissaire se rend sur les ruines d’un complexe hôtelier à l’abandon, Landscape observe Magimel derrière une baie vitrée, évoquant à l’un de ses comparses la perdition du fonctionnaire, qui serait selon ses mots en train de « sombrer dans une spirale descendante ». Pris au piège de son vivarium, De Roller se retourne alors puis se fige, pour regarder droit dans les yeux, dans un plan ahurissant, les deux conspirationnistes l’observant sournoisement derrière la vitre. Ce face-à-face marque l’emballement définitif du film, enfin prêt à prendre son envol.
Si la fin de Pacifiction comporte une clarification orale sans doute trop explicite – la confrontation entre De Roller et le capitaine local de la marine française (Marc Susini) accouche d’un réquisitoire attendu à l’encontre des puissants et des conservateurs ( « La politique c’est comme une discothèque : une soirée avec le Diable. ») – elle contient surtout une série de scènes foudroyantes que l’on prendra soin de ne pas intégralement révéler, dans lesquelles le style magnétique de Serra, riche en légères variations rythmiques, prend une envergure insoupçonnée. Ainsi de cette superbe séquence nocturne où « l’Américain » – encore lui — s’approche pour surveiller De Roller qui, alors que la pluie commence à tomber, vient se nourrir de la lumière artificielle projetée par le système d’éclairage d’un stade désert. Reptile parmi les reptiles, Magimel capte ici le peu de lumière qu’il reste dans l’obscurité du monde dépeint par Serra. Difficile de ne pas voir dans cette scène entre « l’Américain » et De Roller un parallèle avec ce qui se joue entre un acteur – Magimel – et un cinéaste – Serra – qui, lui aussi en retrait derrière ses lunettes noires, guide sa muse à distance pour mieux la mettre en lumière. Pacifiction marque sans doute une étape importante dans les filmographies respectives de l’acteur et du cinéaste. Il confirme la position singulière du premier, qui s’impose définitivement comme une créature à part dans le cinéma français contemporain, et témoigne de l’ambition du second qui, après plusieurs films explorant la part d’ombre de mythes et de figures du passé, regarde ici la noirceur de l’époque droit dans les yeux, jusqu’à plonger dans l’abîme.