Albert Serra nous décrit la méthode de tournage et de montage de son documentaire, qui prolonge celle de ses dernières fictions.
Comment vous êtes-vous retrouvé à réaliser votre premier documentaire, en choisissant ce sujet si particulier qu’est la tauromachie ?
J’ai ce projet en tête depuis longtemps. Je l’ai toujours considéré comme un film à part, car je n’avais jusqu’ici jamais réalisé de documentaires. J’aime la direction d’acteurs, créer des choses à la fois réelles et irréelles ; l’idée de suivre simplement ce qui existe ne m’intéressait donc a priori pas. Mais je savais que si je pouvais traiter le sujet de la corrida avec l’expérience accumulée sur mes fictions – la captation multi-caméras en numérique, l’enregistrement du son, les manipulations au montage –, je pourrais obtenir des images vraiment inédites.
Quand je me suis finalement lancé, j’avais en tête l’idée que si je faisais un documentaire, c’était pour montrer des choses différentes que dans une fiction. À la fin, le spectateur doit se demander – et c’est un indicateur de la qualité du film : « Comment ont-ils réussi à obtenir ces images ? Comment les gens face à la caméra ont-ils accepté d’être filmés, sans filtre, dans n’importe quelle situation ? » En voyant le résultat, je me dis que j’ai réussi à aller au-delà de ce qu’est un documentaire classique, par le côté conceptuel, très mental des images.
C’est donc la radicalité de la corrida qui vous a séduit ?
La captation de la réalité, dans le cas de la corrida, a une force complètement inédite, puisqu’elle est inimitable avec la fiction. On ne peut pas concevoir de toutes pièces une image dans laquelle un homme se retrouve en face d’un taureau, de la même manière que l’on ne peut pas préparer une corrida simplement pour un film en espérant qu’elle ait l’intensité d’une vraie. Les images doivent être réellement captées pour enregistrer la fatalité au cœur de ce spectacle. De plus, j’aimais l’aspect baroque et très plastique du mélange de tous les éléments, des costumes, des rituels… Je voyais bien, en filmant Andrés Roca Rey, qu’il y avait de l’espace pour le mystère et le rêve. Je retrouvais les caractéristiques qui me sont chères dans la fiction, où je suis habitué à manipuler les images afin que le spectateur s’interroge sur leur nature.
Vous filmez un milieu tourné vers la tradition, qui semble très fermé sur lui-même. Comment a été accueillie votre proposition d’accompagner Andrés Roca Rey et son équipe dans une telle intimité ?
Je pense que c’est mon talent. Ces gens-là sont très sérieux et intelligents, ils s’exposent aux risques. Dans mon travail, je ne cède jamais à la facilité. Ils ont senti cela et ils m’ont fait confiance. En revanche, lorsqu’ils ont vu le film terminé, ils ont émis des réserves concernant certains éléments. J’étais très respectueux de leurs retours, mais je voulais faire le film le plus honnête et complet possible. Évidemment, il se peut que le torero, se sachant filmé, ait agi moins violemment pour épargner l’image de la corrida. Peut-être aussi aurait-il préféré que je ne garde que les rushes des spectacles desquels il est sorti glorieux, où on a senti une véritable magie. Mais mon objectif, en travaillant à partir des images que j’avais filmées – et dont je me sentais l’esclave – , c’était de montrer ce qui était en face de la caméra. Il s’agissait d’être cohérent avec la fatalité de la corrida.
Cette intimité se ressent notamment lors des scènes récurrentes filmées dans le minibus qui les amène ou les raccompagne des représentations. Comment avez-vous, à leurs yeux tout du moins, fait disparaître la caméra ?
C’est un autre de mes talents, la direction d’acteur (rires). J’ai remarqué, en tournant mes films, que lorsque les acteurs sont sous pression, tout est plus intense et ils oublient bien plus facilement la caméra. L’équipe d’Andrés Roca Rey est évidemment sous une pression permanente, à cause des risques physiques qu’ils encourent, mais aussi des jugements du public. Quelques jours avant les corridas dans les villes importantes, leur impresario me disait : « Ils sont de mauvaise humeur ». On voit bien, dans les plans en voiture, qu’ils ont peur. Cela change tout, et c’est impossible à manipuler. Ils ont tellement de préoccupations qu’ils se fichent complètement de la caméra. C’est une sensation extrême de captation sans filtre. Sur le tournage de mes fictions, la pression est plutôt d’ordre artistique : l’acteur doit utiliser son inspiration et son originalité pour offrir une performance à la caméra que lui seul peut donner. Il n’a aucune aide, il est seul face à la caméra et au regard du réalisateur, comme le torero face au taureau dans l’arène.
« La puissance de la vérité »
Avec quel dispositif avez-vous capté les différentes représentations ?
Nous avons adopté exactement la même méthodologie que celle de mes films de fiction, et c’est pour cela que je me sentais à l’aise, car je me considère maintenant comme un expert de cette méthode de tournage et de montage. Le nombre de caméras dépendait de la taille de l’arène. Les grandes corridas bénéficient d’une retransmission en live, comme les matchs de football. De fait, les meilleurs emplacements pour les caméras étaient occupés par celles des chaînes de télévision. Ça nous a obligés à utiliser des positions alternatives, qui ont produit des angles de prises de vue intéressants. Je pense par exemple aux plans sur lesquels on ne voit que le sable et le torero, sans le public : c’est une composition très forte et mystérieuse. Cela a créé, en quelque sorte, un huis clos conceptuel. Évidemment, nous avons dû faire beaucoup de sacrifices au montage ; j’y ai travaillé, avec deux monteurs, pendant sept mois, sept jours par semaine.
Le son de ces spectacles est également atypique, car le moindre échange entre les protagonistes est intelligible. Comment avez-vous procédé à son enregistrement ?
Il s’agit d’un paramètre lié à l’évolution de la technologie. Il y a trois ans, nous n’aurions pas pu tourner le film dans les mêmes conditions. Des transmetteurs sans fil avec des batteries très puissantes sont apparus récemment, ce qui nous a permis de les laisser allumés de 16h à 22h sans avoir besoin de changer les piles comme auparavant. Ils nous ont donné un avantage incroyable, car les microphones et les transmetteurs sont cousus dans les costumes des protagonistes. Il aurait été inenvisageable de devoir changer les piles régulièrement, tant l’installation et le placement des microphones sont laborieux.
Le mixage de cette multitude de sources a dû ajouter de la difficulté à un montage sonore déjà complexe. Comment s’est déroulée l’articulation entre les différentes phases de post-production sonore ?
Comme le public de la corrida n’apparaît pas dans l’image, nous avons gardé quasi uniquement les sons enregistrés avec les microphones sans fil, qui produisent une intense proximité en permettant d’écouter ce que, d’ordinaire, personne n’entend. Je voulais conserver cette trace de la captation directe, qu’on ressente la puissance de la vérité sonore, ce qui ne m’a pas empêché de prendre quelques libertés, d’ajouter des sons artificiels qui contrastent parfois en suscitant une sensation de fiction. Comme pour tous mes films, j’ai transformé les sons et ajouté des effets bizarres, puis j’ai traité les voix, les sons, la musique au même niveau, comme s’il n’y avait pas de hiérarchie dramatique – à la Godard. Il est souvent arrivé que l’on fabrique un son un peu grotesque parce que l’on trouvait que l’image était trop plate toute seule. Quelquefois, nous inventions même des couches de sons simplement pour s’amuser, puis on s’y habituait et on ne pouvait finalement plus s’en passer ! Les images filmées sont intéressantes d’un point de vue plastique, mais elles restent très réalistes, très organiques, tout est tellement fort et transparent que le son fait parfois un contrepoids, qui me sert à provoquer des sensations contradictoires. Au contraire de la plupart des films traditionnels, où le son sert à clarifier les informations, je l’ai plutôt utilisé pour les obscurcir, pour rendre les choses plus chaotiques et mystérieuses.
Travaillez-vous sur un nouveau projet ?
Oui, une fiction sur l’éternelle rivalité entre la Russie et les États-Unis. Ça se passe au début de la guerre en Ukraine en 2022, même si ce n’est pas le sujet principal. Vous avez vu Rocky ? Et bien, c’est ça.
Un Rocky filmé en multi-caméras ?
Si je ne fais pas certains films, personne ne les fera. C’est ce que j’aime chez certains réalisateurs : je ne pourrais pas faire un Wang Bing, par exemple. Ce film sur la corrida, soit je le tournais, soit personne. En Espagne, plusieurs réalisateurs ont un contact direct avec le milieu de la corrida et ont le rêve d’en tirer un documentaire. Malgré mon intérêt plus faible pour le sujet, j’avais les outils psychologiques et techniques, ainsi qu’une méthodologie, pour le réaliser. Prenez, par exemple, le montage : qui travaille comme moi sept jours sur sept pendant neuf mois ? Tout le monde a une famille, des vacances, et la plupart des réalisateurs ne sont pas monteurs eux-mêmes. Je ne suis pas d’accord avec cette façon de faire : il faut que je m’occupe du montage avec mon chef opérateur, car nous sommes les seuls à savoir ce que nous avons filmé. Qui fabrique les films de cette manière ? Je suis destiné à poursuivre cette recherche. Je suis un sacrifié du cinéma, je travaille pour le bonheur des autres, pour servir la cause du cinéma en offrant quelque chose de sérieux, de sincère.