Artur Tort (chef opérateur, chef monteur) et Baptiste Pinteaux (acteur, mais aussi « collaborateur aux dialogues ») évoquent avec nous le tournage et le montage de Pacifiction.
J’aimerais commencer par vous interroger sur la nature assez particulière de votre collaboration avec Albert Serra. Artur, vous avez été le chef monteur de La Mort de Louis XIV, avant de cumuler, sur les films suivants, cette fonction avec celle de chef opérateur. Baptiste, vous jouez dans Liberté et Pacifiction, et vous êtes également crédité ici comme « collaborateur aux dialogues ». C’est peu commun de cumuler des casquettes aussi différentes.
Artur Tort : Albert voit parfois, dans ses collaborateurs ou les gens autour de lui, un potentiel pour occuper un rôle ou une fonction sur un film, que la personne concernée soit un professionnel ou un amateur. J’ai rencontré Albert alors que j’étais étudiant. On a commencé à collaborer ensemble parce que nous avions des goûts en commun en matière de cinéma, de littérature, de musique. Avant de devenir chef monteur, j’ai commencé à travailler avec lui sur des questions de production, puis je suis devenu cadreur, sur Histoire de ma mort et La Mort de Louis XIV, tout en étant aussi le chef opérateur sur certains de ses projets plus liés à l’art contemporain. Une partie du travail de Serra n’a pas été montré classiquement en salle [NDLR : tel Roi soleil, en 2018]. Avec Liberté, c’est la première fois que j’ai été chef opérateur sur un film destiné aux circuits disons plus « conventionnels ». Avec Serra, les relations créatives partent souvent d’affinités et d’intuitions qui peuvent nous amener à contribuer de différentes manières à un film.
Baptiste Pinteaux : Pour moi, c’est un peu différent. J’ai joué dans Liberté, ce qui a été une expérience géniale à bien des égards, mais je ne suis pas un acteur. Albert a une vraie intelligence pour savoir repérer chez ses collaborateurs des éléments qui vont permettre de nourrir un film. Il a ça notamment avec les comédiens : sur Pacifiction, certains rôles se sont détachés très clairement au fur et à mesure, alors même qu’ils ne figuraient pas dans le scénario. C’était la même chose dans Liberté. Certains postes demandent une préparation et une concentration extrême, comme Artur pour la lumière, il faut donc savoir bien s’entourer. Je n’ai pas assisté à beaucoup d’autres tournages, donc je ne sais pas si les autres films se font de la même manière…
A. T. : Non (rires).
B. P. : … mais il y avait beaucoup de monde sur le tournage de Pacifiction. Il y avait trois caméras, beaucoup d’acteurs, des figurants, l’équipe de production, des collaborateurs qui donnent leur avis, etc.
Au-delà de la méthode de Serra, les conditions du tournage de ce film-ci semblent avoir été aussi particulières qu’exceptionnelles. Le film a été tourné en 25 jours, alors que l’île était en plein confinement. D’où l’impression de voir Tahiti comme on ne l’a jamais vue et comme on ne la verra probablement plus jamais, vidée de sa population et de ses touristes.
A. T. : En termes de méthodologie de travail, ça n’a finalement pas été si différent que les autres films. Pour chaque projet, on essaie de mettre en place certains outils en amont, parce que le tournage, c’est une espèce de chaos, qui échappe à chaque fois à toute possibilité de contrôle. Les films d’Albert naissent de forces contradictoires qui poussent dans des directions différentes. J’essaie parfois de contrôler les événements, à d’autres moments de les laisser aller. Il arrive qu’Albert essaie d’aller dans une direction et que moi je tente d’aller dans l’autre sens, pour capturer quelque chose qui me semble intéressant. Je cherche d’une certaine manière des solutions pour contrôler tout ce qui se passe. Ce jeu de forces contraires s’inscrit dans la manière dont travaille Albert, à un niveau conceptuel, esthétique, en termes d’acteurs, en mêlant professionnels et amateurs… Les deux premiers jours de tournage, on a perdu un peu de temps, la machine se mettait en route. Et à un moment donné, c’est parti, comme une espèce d’usine incroyable.
Ensuite, le tournage a été en effet compliqué à cause du contexte. Déjà parce que Tahiti est une île éloignée, il était difficile de trouver certaines choses pour improviser, par exemple des lampes ou des éléments de décor. On est parfois allé voir des habitants pour leur emprunter ce dont on avait besoin ! Pour l’éclairage en particulier, cela a posé des complications, mais c’est comme pour tout tournage, on trouve des solutions à partir des contraintes qui se présentent. Quant au COVID, l’île était dans un confinement total, mais on a eu le permis pour tourner. Tahiti est devenue pour nous une forme d’île de fantômes, avec personne dans les rues, ce qui a rendu difficile de trouver des extras pour venir remplir les bars, la discothèque que l’on voit dans le film, etc. Et dans le même temps, ce contexte a permis de montrer l’île comme une forme de paradis contradictoire, sombre et étrange. On a profité des circonstances. C’est ça aussi un tournage : essayer d’incorporer tout ce qui se présente et ce que l’on trouve. La part la plus difficile est ensuite de trouver une logique dans le montage pour donner au film sa cohérence.
Et concernant plus spécifiquement le travail avec les acteurs, comment les choses se sont-elles agencées ? Baptiste, vous aviez notamment un rôle particulier lors du tournage, au-delà des scènes où vous apparaissez : c’est vous qui, aux côtés d’Albert Serra, « guidiez » les acteurs grâce à une oreillette, et en particulier Benoît Magimel.
B. P. : J’ai de la chance d’être dans le film, mais j’ai très peu joué, toutes les scènes où je devais apparaître ont été gardées, cela représente très peu de choses à l’échelle du tournage.
Il s’agit de plans dans la boîte de nuit où vous incarnez un jeune et riche investisseur. Vous avez notamment un court échange avec Benoît Magimel.
B. P. : Cela fait justement partie de ces situations qui nourrissent la matière du film. C’était lors des derniers jours de tournage, j’avais alors passé presque un mois à parler dans l’oreillette des acteurs, et en particulier celle de Benoît Magimel, ce qui produit cette étrangeté dans la scène. Il savait qui j’étais, notamment parce qu’il a beaucoup entendu ma voix lors des semaines précédentes. La situation créait quelque chose d’un peu invraisemblable pour lui : je me retrouvais intégré au récit à la toute fin du tournage, en apportant un élément nouveau dans l’intrigue, avec ce projet de rachat, qui ajoutait un nouveau champ de fiction. Les acteurs permettent ce genre de glissement dans la fabrication du film. Le scénario est extrêmement écrit, comme un roman, avec des personnages, beaucoup de situations, énormément de dialogues intérieurs, qui déterminent de nombreuses choses avant le tournage. Mais ensuite, les choses bougent pour permettre l’incarnation. Albert ne passe pas par des répétitions et ne veut pas que les dialogues sonnent trop littéraires. L’oreillette est un outil qui s’est accordé à l’économie du tournage, qui impliquait d’aller vite : il y avait chaque jour de nouveaux décors, avec de nouveaux acteurs… D’autant que ces derniers n’avaient pas lu le scénario et ne connaissaient pas toujours le personnage qu’ils incarnaient. Quand ils arrivaient sur le tournage, il fallait directement les intégrer à la fiction. C’est un instrument avant tout pratique.
Et s’agissait-il seulement de communiquer les dialogues par cette voie ou l’oreillette permettait aussi de diriger les acteurs en direct ?
B. P. : Les deux. Cela diffère aussi selon les acteurs. La plupart des indications concernaient vraiment les dialogues et leur intonation. Pour le reste, le dispositif avec trois caméras offrait une grande souplesse avec la possibilité de coordonner différents acteurs dans une même pièce. Pour le coup, c’est l’opposé du système de l’oreillette. Je peux le dire en tant qu’acteur : ce jeu d’agencement entre les caméras est impossible à discerner lorsqu’on est au cœur de la scène.
Comment s’organisait justement cette coordination entre les trois caméras ?
A. T. : (rires) Eh bien… Bon, au départ, je discute avec Albert sur ce que l’on souhaite faire pour telle ou telle scène. Il m’explique ses désirs, puis les scènes évoluent, le texte change. Cela dépend aussi des situations, certaines sont plus en mouvement, d’autres plus statiques. On prévoit avec Albert où les personnes vont se placer dans le cadre, mais toujours en sachant que les acteurs sont libres de bouger, ce qui implique que je dois trouver un éclairage qui fonctionne presque pour les 360° d’axes de prises de vue, ce qui est très difficile, car il faut garder en même temps un degré de contraste, une image qui n’est pas neutre, mais qui peut s’adapter à différentes situations, selon que le personnage soit debout, assis, qu’il commence à marcher, etc. Avec les autres cadreurs, on commence à chercher des axes, pendant que les acteurs se préparent ou sont maquillés, et qu’Albert discute avec d’autres collaborateurs, tels que Baptiste. Et puis la prise commence, tout se met en mouvement, on s’adapte, on découvre de nouveaux axes.
Dans ma tête, je réfléchis aussi au montage, pour garder une vision globale de ce que filment les trois caméras, en pensant aux raccords. Comme les plages de tournage durent parfois plusieurs heures, on peut toutefois agencer au montage des bouts tournés au début et d’autres à la fin, ce qui nous laisse une forme de liberté. Mais il est important de garder une certaine cohérence au tournage. Comme Albert est concentré sur l’évolution des situations, il peut ne pas voir certaines choses, donc on communique aussi beaucoup en direct sur la mise en scène. Avec lui et les autres cadreurs, qui peuvent être assez éloignés de moi, on essaie d’échanger, parfois même par téléphone, en s’envoyant en direct des photos de l’image qu’on a, pour affiner les choix de cadrage.
Parlons du montage, auquel vous pensez donc déjà en partie sur le tournage, du fait de votre double casquette. Vous êtes parti d’environ 450 heures de rushes. J’ai lu que lorsque vous travaillez avec lui, Serra vous demande de « faire exister le film uniquement à partir de ce qu’[il] aime ». Comment s’est organisée concrètement l’étape du montage ? Combien de temps a‑t-elle d’ailleurs duré ?
A. T. : Sept mois environ, on a démarré en octobre et fini presque en même temps que l’étalonnage, fin avril, début mai, quelques jours avant la projection cannoise. D’abord, on a regardé tout le film, tous les rushes, ce qui a pris trois mois. Juste pour voir (rires), mais aussi prendre des notes, déterminer le potentiel de chaque scène, ce qui nous plaît. On procède de manière presque scientifique et en même temps très subjective, en notant tout ce que l’on aime, un geste, une phrase, un moment très concret où il se passe quelque chose visuellement, en somme, tout ce qui sort de l’ordinaire. Une fois ce travail fait, on réfléchit à la façon donc chacune de ces scènes pourrait être montée. On fait ça ensuite pour tout le film, avant de commencer réellement le montage. On se sépare alors le travail en trois parties, avec Albert et Ariadna Ribas, en suivant nos notes respectives. On essaie d’affiner au fur et à mesure, mais sans jamais jeter la moindre scène, pour tirer profit de ce qui se présente. On organise après une sorte de chronologie du film, avec toutes les scènes, sans aucune exception ou presque, en esquissant une première hypothèse sur l’ordre possible.
Le premier montage faisait ainsi neuf heures. À partir de là, on commence à réduire. Cela ressemble un peu à de la sculpture, mais pas d’argile, où l’on rajoute au fur et à mesure des morceaux, c’est plutôt comme travailler le marbre. Même les scènes qui nous convainquent moins laissent tout de même des petites pièces que l’on garde, c’est d’ailleurs pour cela qu’on ne jette originellement rien. On raccourcit progressivement, petit à peu, mais en opérant dans le même temps de grands changements : certains personnages ont au départ un très grand rôle et d’autres de plus petits, ce qui peut bouger au montage. Exemplairement, concernant Shannah, on a senti très vite qu’elle était très intéressante, mais elle a pris une importance plus grande encore car on a gardé l’essentiel de ses scènes. D’autres personnages ont au contraire disparu. Le film change ainsi beaucoup de forme, narrativement, dans sa durée ou encore son atmosphère.