Il y a des acteurs que l’on aime profondément quand bien même leur filmographie ne paraît pas, à quelques exceptions près, à la hauteur de leur talent. Il faut les accompagner bon gré mal gré, accepter leurs choix de carrière parfois hasardeux, essuyer les railleries des sceptiques (« ah oui, même dans la série Marseille, avec son accent du sud ? »), les admirer en silence. Et puis surgit enfin un film qui les magnifie et leur offre un rôle à leur mesure. Benoît Magimel, on l’a compris, appartient à cette lignée-là. Il campe dans Pacifiction (ou Tourment sur les îles) De Roller, un Haut-commissaire de la République en fonction à Tahiti, affublé de chemises fleuries, d’un costume blanc en lin (vieille persistance de l’uniforme colonial) et d’étonnantes espadrilles orange. D’une nonchalance majestueuse, son personnage est un Machiavel alangui se fondant parfaitement dans la moiteur de la Polynésie et le récit filandreux d’Albert Serra, qui macère dans les eaux d’une intrigue politique aux contours flous (la menace sourde d’un retour des essais nucléaires). Longtemps le film paraît sur le fil, ménageant de somptueuses visions crépusculaires et nocturnes, mais aussi des scènes plus flottantes où l’agile De Roller fait étalage de son habileté de politicien, en laissant entrevoir le reptile qui se cache sous sa bonhomie de façade. C’est que Pacifiction est un film à cuisson lente ; il faut attendre que l’humeur de son personnage et l’atmosphère insulaire évoluent de concert pour que le montage parfois heurté, entre lumières nocturnes et déambulations diurnes (avec comme acmé une scène de vagues assez impressionnante), laisse place au dernier mouvement, le plus accompli.
On ne dira pas trop ce qui se passe dans ces quarante-cinq dernières minutes, parmi les plus stimulantes du festival, d’abord parce que, il faut bien le dire, il ne se produit au fond pas grand-chose dans Pacifiction : pas d’événements narratifs majeurs, pas de courbes nettes du récit, pas ou peu d’actions. Et pourtant, Serra largue à un moment les amarres. C’est comme si le film finissait par trouver, de déambulations en incises, sa pleine vitesse, voguant librement sur l’Océan Pacifique plongé dans les ténèbres. Avançant en sous-marin (il est d’ailleurs question dans le récit d’un mystérieux submersible), le film se déploie alors avec une aisance parfois inouïe, conciliant un goût des lumières d’intérieur (les scènes de boîte de nuit) au fourmillement chromatique des paysages de l’île. C’est peu dire que la présentation du film a sorti la compétition de la torpeur dans laquelle elle s’était doucement glissée, au point qu’à l’heure d’écrire ces lignes, Pacifiction dépasse de plusieurs coudées les autres concurrents à la Palme d’or. Pourtant, il ne s’agit pas d’un chef-d’œuvre incontestable, mais simplement d’un film qui se cherche et se trouve, pour toucher par instants au sublime, quand d’autres n’ont pas osé sortir des sentiers battus ou se sont franchement perdus (Stars at Noon, exemplairement). Il semble qu’il était écrit que les films les plus passionnants de cette édition seraient aussi les plus aventureux.