En 1997, Satoshi Kon bouleversait le monde du cinéma d’animation avec Perfect Blue, qui le hissait au niveau de Katsuhiro Otomo ou de Mamoru Oshii. Depuis, le réalisateur n’a plus connu les honneurs des grands écrans français, malgré la qualité de ses films. La sortie de Paprika en France fait donc figure d’événement, et le film confirme pleinement le statut d’auteur majeur de son réalisateur.
Avec son nouveau film, le réalisateur de Perfect Blue s’attaque à un genre qu’il n’avait jusque-là qu’effleuré dans la série Paranoia Agent : la science-fiction. Une corporation a mis au point la DC Mini, un appareil permettant d’enregistrer les rêves. Alors que l’invention en est encore au stade de test, deux de ces appareils disparaissent. Les scientifiques s’aperçoivent bientôt que les songes de certains employés sont « piratés » par ceux du voleur. Le Dr Atsuko Chiba, l’une des chefs du projet, prend l’identité de son avatar onirique, la délurée Paprika, pour retrouver les appareils et ceux qui les détiennent.
Ceux à qui ont échappé les évolutions du style graphique de Satoshi Kon – ses œuvres intermédiaires ayant connu une diffusion plus que confidentielle – risquent d’être passablement choqués par le contraste entre le graphisme presque brouillon de Perfect Blue et la beauté du trait de Paprika. Le style visuel du film est proche de la caricature, le trait étant toujours exagéré, d’autant plus que le réalisateur affecte de décliner physiquement et à outrance les qualités morales de ses personnages. Ceux-ci restent malgré tout scrupuleusement crédibles dans leur humanité : Satoshi Kon assume la dualité de son style visuel, et l’outrance visuelle propre à l’animation sert à souligner avec acuité la gamme des émotions humaines (le plus significatif des personnages étant de ce point de vue le couple Atsuko Chiba/Paprika, l’une stricte et sévère, l’autre créative et anarchique). L’environnement urbain doit être aussi expressif que les personnages, dans Paprika plus que dans tous les autres films du réalisateur. Le monde des rêves et la réalité s’interpénètrent dans son film, mais il importe à Satoshi Kon de proposer à son auditoire un solide point d’ancrage, une réalité tangible, précise et familière. Il s’agit de donner tout leur poids aux délires foisonnants et riches en références qui fourmillent dans le film.
Utiliser la grande liberté potentielle de l’animation pour illustrer les délires de la science-fiction tombe sous le sens : le récent – et peu convaincant – A Scanner Darkly de Richard Linklater en est un exemple. Mais là où le film avec Keanu Reeves se focalisait sur l’illustration de la paranoïa, Satoshi Kon prend beaucoup plus de risques, en s’essayant à l’onirisme. Évitant la ringardise parfois associée au monde des rêves à l’écran, le réalisateur plonge sciemment dans un chaos pictural et narratif avec une étourdissante maîtrise. Il brasse avec bonheur un nombre impressionnant de mythologies, depuis le bouddhisme jusqu’à la mythologie grecque, en passant par les néomythologies matérialistes modernes. Satoshi Kon semble vouloir souligner l’universalité de l’imaginaire, l’existence d’une souche commune de sens dans toutes les mythologies – celle du cinéma y comprise. Il parvient cependant à conserver l’homogénéité de son propos, autour d’un rêve maintes fois répété. Plus qu’une astuce narrative, c’est aussi une façon pertinente de dépeindre l’univers obsessionnel du « pirate des rêves », une approche cohérente qui est aussi le signe d’un scénario à l’équilibre mûrement réfléchi.
Il s’agit aussi et surtout d’un procédé choisi pour susciter une perte des repères narratifs, une constante dans l’œuvre du cinéaste depuis Perfect Blue. Le chaos onirique doit traverser l’écran, pénétrer l’assistance. Pour Satoshi Kon, le cinéma est, ultimement, l’art de l’illusion. Mais il double sa méthode narrative bien rodée d’une réflexion sur le regard, avec un travail sur le cadre très présent dans Paprika. Le premier cadre transgressé dans le film est évidemment celui, métaphorique, de la perception de la « réalité » onirique. Lorsque les rêves s’interpénètrent, voire lorsqu’ils envahissent ce que les protagonistes considèrent comme la réalité, les lois de la narration cinématographique sont mises à rude épreuve. Mais les cadres physiques eux-mêmes n’existent plus : un personnage, de par son seul regard, pénètre tout entier dans l’écran de son ordinateur ; Paprika passe de réalité en réalité en sautant dans les affiches sur les murs ; un cinéaste raté ne cesse de revivre en esprit un grand traumatisme, projeté sur un écran de cinéma, où il se projette en personnage idéalisé… Satoshi Kon voit indéniablement le cinéma comme un langage dont la fonction expressive doit être explicitement revendiquée. Il invite pour ce faire son auditoire à transcender les limites de l’écran de cinéma, cadre ultime. Dans l’univers de Satoshi Kon, le rêve-cinéma pénètre le réel, devient partie intégrante des références culturelles et morales de individus.
Conte graphiquement flamboyant sur les rapports des individus à leurs rêves et à leurs espoirs, Paprika brasse une nuée de références, mais réussit le tour de force de ne jamais se perdre dans son labyrinthe de sens. Aussi abouti graphiquement que scénaristiquement, le film laisse présager d’un futur brillant pour Satoshi Kon. Il faut espérer que son retour sur les grands écrans contribuera à faire redécouvrir son œuvre cohérente et fascinante, et à la sortir du marché des DVD dans lequel elle est pour l’instant cantonnée dans nos contrées.