Avec Peaux de vaches, Patricia Mazuy signait en 1989 une première œuvre portée par une énergie abrupte et éclatante. Épousant les sautes d’humeur de ses trois personnages principaux, le film trouve sa raison d’être, sinon sa force vitale, à mesure qu’il déroule le fil de sa narration. Dès les premiers plans, la spontanéité débridée des deux acteurs et l’étroite proximité que la caméra entretient avec eux instaurent une tension palpable et un sentiment de malaise qui ne lâcheront plus le spectateur. Aux excès avinés de Roland (Jean-François Stévenin) répondent ainsi ceux de Gérard (Jacques Spiesser) : les deux frères agriculteurs s’enivrent et délirent jusqu’à plus soif, se jettent des crêpes à la figure, martyrisent des vaches en étant plus bêtes qu’elles, avant de les faire flamber. La nuit est le creuset de solitudes mises à nues, livrées à elles-mêmes et capables de tout – et surtout du pire. Leurs fronts transpirent de sueur, leurs bouchent éructent, leurs corps se contorsionnent et se traînent par terre. Mazuy filme l’homme, cet animal comme les autres regardé à hauteur d’un territoire – la campagne – rarement défriché de la sorte.
Le fil d’Annie
Peaux de vaches commence comme un western et se termine à la manière d’un mélodrame. Entre ces deux points cardinaux, une femme, Annie (Sandrine Bonnaire), fait moins tourner les cœurs qu’elle ne leur sert de boussole. Elle est la pièce rapportée qui vient bouleverser l’équilibre de la fratrie en perturbant le retour du taciturne Roland, devenu un étranger chez lui après une longue période d’incarcération. La belle idée du film se niche dans cette façon de faire progressivement du personnage, plutôt que la figure d’opposition attendue (ce qu’elle est au départ), le liant entre les deux frères. En fouillant dans le passé et en questionnant le présent, Annie tente de recoller les morceaux et de cautériser les plaies. « Je le suis toujours », glisse-t-elle à Roland lorsqu’il évoque son métier d’infirmière, comme pour lui indiquer ses prérogatives encore actuelles de soignante : elle est celle qui prend soin des autres, celle qui n’est pas seulement regardée mais que les autres regardent.
Une séquence travaille admirablement l’ambivalence de ce mouvement vers autrui. Après une tentative de noyage simulée dans la baignoire du couple, Roland s’attire logiquement leur ire. Passé cet épisode houleux, Annie, insomniaque, se lève et le découvre dans la pénombre, saoul et s’employant à nettoyer ses souliers comme on lave sa mémoire pour continuer à avancer. À une scène bruyante de dispute dans une salle de bain succède ainsi une autre, magnifique, qui se passe de mots. Un simple mouvement de tête partagé y entérine plus qu’un acquiescement : une complicité naissante. Mais la lumière éclaire soudainement le visage d’Annie, cadré serré, et signe la présence dans la pièce de Gérard, amorçant, contre toute attente, le début d’une réconciliation (Roland finit par se jeter dans les bras de son frère) plutôt qu’une nouvelle crise. Vient alors une autre scène comme en regard de la précédente. Cette fois-ci, c’est Gérard qui, allongé dans le lit conjugal, peine à trouver le sommeil : apparaît alors dans la chambre à coucher Roland, tel le fantôme de la culpabilité venu écouter à pas de loup le secret que son frère souhaite lui glisser dans l’oreille. Aux côtés de son mari, apaisée, Annie peut enfin dormir. Elle aura tissé le lien permettant à Roland de renouer avec Gérard et d’entendre ses aveux salvateurs en toute intimité.
La cinéaste dessine de la sorte un étonnant triangle entre les trois personnages qui polarise des sentiments ambigus (amour, séduction et jalousie s’entremêlent) ne pouvant trop facilement se prêter à l’interprétation. Un triangle d’autant plus déroutant que la mise en scène de Mazuy redouble ce principe d’inconfort : chaque plan s’entrechoque avec le suivant en raison d’un changement d’axe, d’échelle, de lumière ou d’ambiance, créant un effet de discontinuité manifeste, comme si les images n’étaient pas toujours, littéralement, raccordées entre elles. Ce qui pourrait dès lors passer pour une faiblesse, voire de la paresse (une propension au vague et au bricolage qui serait, disons, la résultante d’une écriture approximative), s’avère être au contraire l’un des traits marquants de ce cinéma dissonant : toute trace de scénario s’efface dans les effets de rupture qui participent d’une « simultanéité contradictoire » (expression inventée par Freud pour désigner la crise psychique). Toute chose et son contraire, tout état et son opposé finissent par faire imploser la fiction sous la pression du réel et de l’affect des personnages.
Territoires du possible
Roland incarne à lui seul cette idée maîtresse de dissonance. Avec ce personnage, Mazuy reprend le motif de l’homme sans nom surgi de nulle part, cher à Clint Eastwood, qui vient réveiller les vieilles rancœurs et libérer les secrets enfouis, tout en infléchissant sa trajectoire vengeresse. Au contact de la jeune femme, ses velléités de représailles s’estompent, le bloc de chair se fissure et s’humanise, prend congé de son rôle et semble enrôlé dans une croisade qui n’est finalement plus la sienne. Du moins en partie, car peu à peu désarmé, le personnage demeure malgré tout impénétrable et laconique à son endroit. Et lorsqu’il se décide enfin à parler, puis à se confier, le doute persiste quant à ses intentions. À travers les yeux d’Annie, la cinéaste guette le frémissement de son expression fermée sur sa mélodie muette. Sa caméra scrute le visage de l’acteur comme elle observerait un paysage soumis à des variations climatiques annonciatrices de calme ou de tempêtes. Mazuy s’attache ainsi à filmer la rondeur accueillante et la délicatesse enfantine de cette surface sensible, qui contraste avec la robustesse d’un corps râblé, partagé entre sa tendance au repli et son envie de fuir. Prendre la tangente est d’ailleurs le modus operandi du personnage, et l’effet de surprise son corolaire : si Roland entre moins dans le cadre qu’il ne surgit entre deux coupes, s’il ne tient pas en place et ne cesse de disparaître, c’est précisément parce que plus aucun endroit ne lui sied vraiment. D’ailleurs, son frère ne l’avait-il pas volontairement jeté aux oubliettes ?
Mazuy n’a pas attendu Paul Sanchez est revenu ! (2018) pour filmer de grandes étendues naturelles à perte de vue où les personnages trouvent refuge. Du western, elle a aussi retenu ce rapport viscéral à l’espace et à la terre, qui n’est jamais qu’un territoire à conquérir et à faire sien. Dans Peaux de vaches, ancré dans le village picard de Beauval, cette terre rurale est sans éclat et ordinaire, coiffée d’un ciel aussi changeant et menaçant que ceux qu’il toise. Souvent boueuse, on s’y enfonce et se roule dedans lors d’un élan passager volontiers régressif. Un arbre n’est rien qu’un arbre et toute tentation lyrique d’en saisir la beauté est exclue. Faite d’allers-retours continuels (la cinéaste filme les mêmes lieux de manière récurrente), la progression des hommes qui la foulent n’avance jamais ou si peu, circonscrite à un horizon bouché et aux allées et venues de machines agricoles filmées comme des monstres inquiétants. Peaux de vaches échappe pourtant au point de vue ethnologique macabre sur une campagne sinistrée. C’est que, malgré tout, le monde existe dans sa plénitude et la vie l’emporte : elle y trouve assez de place pour accueillir l’attente d’on ne se saura jamais trop quoi. Peut-être qu’au bord d’une nationale, une femme emmitouflée dans une veste rouge se jettera au cou d’un homme qu’elle haïssait pour l’embrasser.