En 1955, Jacques Rivette, 27 ans, écrit dans les Cahiers du Cinéma que Voyage en Italie ouvre une brèche dans laquelle le cinéma tout entier doit passer, sous peine de mort. Rien que ça. La formule paraît extrême en ce qu’elle impose une borne et élit une figure tutélaire à laquelle tout le cinéma, à sa suite, semblait condamné à s’assujettir. Cette trouée prit le nom de modernité, devenue l’un des concepts favoris de l’arsenal critique. Il ne faudrait cependant pas que cette réception quelque peu oppressante enferme ce providentiel Voyage dans le statut d’objet théorique et étouffe son sujet magnifique : l’épreuve de l’humilité.
Katherine et Alexander Joyce, couple de bourgeois anglais sans enfants, se rendent à Naples pour régler une affaire de succession. Cette expédition en territoire romantique sera néanmoins pour eux la triste occasion de prendre pleinement conscience de l’ennui et de la frustration qui rongent un mariage de huit ans gâté par l’orgueil. Incapables de rester dans le même plan, de partager un même décor, quitte à en faire le cadre d’une dispute salvatrice, les Joyce se séparent. Alex retrouve une amie à Capri tandis que Katherine joue la touriste dans la capitale campanienne. Le clivage physique emporte le couple vers un inéluctable divorce, seul point sur lequel ils trouveront un accord amer au terme de leurs escapades solitaires. Quoique amorcé, déjà, avec Stromboli, le grand thème de l’incommunicabilité, futur poncif du cinéma de la modernité, est lancé, qui traversera notamment les films de Godard, Antonioni ou Bergman. L’utilisation régulière par Rossellini du non-raccord manifeste autant un désaccord entre Katherine et Alex ou le paysage étranger environnant, qu’avec la grammaire classique qui fantasme la complétude de l’œuvre, fluide et logique, entretenant l’illusion d’un monde plein et cohérent. Voyage en Italie est le parangon du cinéma moderne en ce qu’il est le grand film de la rupture : rupture comme sujet, qui filme la fin d’un amour ; rupture comme précepte activant les discrètes convulsions de son montage ; rupture radicale avec le classicisme en ce qu’il prolonge la captation du banal et de l’arbitraire du néoréalisme pour le porter à son point d’incandescence sur la terre bouillonnante de la Campanie.
Si la crise de la communication creuse un entre plein de vide entre les êtres, entre le monde et le personnage confronté à son opacité, les trouées rosselliniennes, pourtant, sont déjà débordantes de matérialité. Musée de Naples, antre de la Sybille, ruines du temple Apollon, Vésuve, catacombes de l’église de Fontanella… : la visite de Katherine trace un cheminement vers les profondeurs telluriques, l’immerge vers les tréfonds du monde et de son cœur. Cette saturation de pierres éternelles et de glèbe ardente bouleverse peu à peu la froide bourgeoise, réminiscence de la Karen hautaine (déjà interprétée par Ingrid Bergman, l’épouse du réalisateur) que le volcan de Stromboli ramenait à une abnégation salutaire. Quand les mots échouent à formuler les blessures conjugales, entravant leur guérison, Rossellini porte l’image ainsi saturée vers une autre rupture en ouvrant des brèches comme autant de plaies béantes qui ne demandent qu’à être cicatrisées. Surgissement des souvenirs poétiques de l’amour au contact de la puissance sensuelle des statues du musée, débordement suave de la lave au pied du Vésuve, jaillissement des larmes face au déterrement des corps enlacés de la fameuse scène de Pompéi : tout, dans Voyage en Italie, est débordement, arrachement, exhumation. Tout tend vers la submersion finale, ce modeste « je t’aime » aussi soudain qu’une éruption, qui vient enrayer la mécanique narrative, laquelle semblait jusqu’alors conjuguer la fin du film à celle de leur mariage.
La miraculeuse déclaration refuse in extremis d’abandonner l’amour au tombeau de l’orgueil. Ne serait-ce que par son prénom, Katherine est un mélange de la Karen de Stromboli et de l’Irène d’Europe 51. En une parfaite concordance entre cheminements spirituel et spatial, ces trois Bergman-films sont des expériences lyriques d’humilité, qui ne désigne rien d’autre qu’un mouvement d’élévation par abaissement, au contact de la terre, de l’humus. Ce beau sujet était aussi celui des 11 Fioretti, plongée franciscaine d’une grâce folle dans la boue et l’ascèse. Mais même si le « je t’aime » emporte la caméra vers les hauteurs en une ostentatoire envolée (mouvement rarissime chez ce cinéaste qui préfère toujours rester au plus près des corps), le lyrisme rossellinien se loge entre deux plans, en un raccord enfin retrouvé, dont la sobriété ne les inonde pas moins de l’éblouissement de la révélation, qu’elle se nomme Dieu, la foi, l’amour, l’espérance.
Alors même qu’il lui ouvre la voie, Rossellini dépasse déjà le fait moderne dont parlait Gilles Deleuze, cette perte de croyance dans le monde, en comblant sa brisure d’un espoir qu’on lira tour à tour comme chrétien ou simplement humaniste. Trois petits mots ressoudent le couple, suturent leur étreinte à la foule anonyme auquel les rend le plan final, réenchantent le monde avec cette générosité qui fait trop souvent défaut au cinéma contemporain, pétri de morosité résignée. Il faut donc revoir Voyage en Italie et maintenir ouverte la noble brèche qu’il a ouverte il y a plus de soixante ans.