Mankiewicz est probablement l’un des représentants les plus honorables du cinéma mental. Si Quelque part dans la nuit est un rejeton plus mineur de sa filmographie que Soudain, l’été dernier ou Chaînes conjugales, il témoigne néanmoins de la complétude d’un cinéma qui n’oscille pas entre deux genres (le drame psychologique et le film noir) ou deux entités (le personnage et l’événement) mais les allie, les encastre, jusqu’à ce qu’une image prenne forme et devienne la parfaite synthèse de la multitude narrative qui parcoure le film.
Quelque part dans la nuit ne compte pas parmi les œuvres les plus analysées de son réalisateur, peut-être à tort. Le film n’a pas de vedettes à l’affiche bien que les deux acteurs principaux, John Hodiak (plus expressif et mystérieux qu’un Robert Taylor) et Nancy Guild (fougueuse et charmante, fort éloignée des jeunes premières qui mettent en valeur leur homologue masculin et assez proche d’une Lauren Bacall), n’aient rien à envier à leurs collègues. Sorti en 1946, Quelque part dans la nuit est évidemment marqué par son contexte historique d’après-guerre : il ne faudrait pas aller bien loin pour voir en ce personnage d’amnésique cherchant à retrouver son identité après avoir quitté les drapeaux une métaphore de l’Amérique en reconstruction morale. Allégorique ou non, c’est avant tout le destin individuel de George Taylor que suit Mankiewicz. C’est par la distorsion visuelle que George nous est présenté : gisant sur un lit d’hôpital, incapable de faire sortir le moindre mot de sa nouvelle mâchoire, George est enfermé dans sa boîte crânienne. Le monde apparaît dans un flou et la voix off est le syndrome du cloisonnement de l’amnésique dans son propre corps et dans son propre esprit. Elle semble elle-même faire varier la focale, marquant la première étape de ce cinéma mental dans lequel le doute et le questionnement sont à l’origine de la mise en scène, cette dernière n’étant donc pas une création ex nihilo ou un simple agencement symbolique.
On connaît la relation intime que Mankiewicz entretient aux flash-backs et aux entrelacs narratifs. C’est ici par le biais d’une lettre que George tente de remonter sa propre piste. Les souvenirs inexistants et le passé oublié sont matérialisés par cette missive haineuse, destinée à une femme, qui le mène d’hôtels en cabarets sur les traces d’un certain Larry Cravat. Visiblement mêlé au blanchiment d’argent d’un nazi qui sentait, quelques années auparavant, le vent tourner, George se fourvoie dans le milieu interlope de Los Angeles pour découvrir son ancienne nature et faire de sa nouvelle personne (et personnalité) la sienne. S’il a les atours et les cadres d’un thriller, Quelque part dans la nuit est avant tout une quête existentielle : la première lumière de vérité, le premier rapprochement de George avec son image (soudainement filmée en plan resserré) intervient après l’arrivée de Christy, jeune chanteuse à la voix chaude et seule rencontre positive. Après la guerre militaire, George affronte donc une guerre psychologique : le film fonctionne par ailleurs sur l’opposition et le parallèle. Tout est double : les personnalités évidemment -l’amnésique, le faux-jeton, l’intrigante, mais aussi les espaces qui comportent toujours un arrière-plan minutieux ou un rideau masquant l’extérieur. L’enquête se développe grâce au duo George/Christy : en l’absence de repères temporels et dans la lumière changeante des intérieurs, ce sont les deux personnages (comme souvent chez Mankiewicz) qui servent de moyens, de fins et de moteurs, et non les événements.
Au-delà des scènes classiques du film noir -et de ses références post-Seconde Guerre mondiale- ainsi que de la tension nocturne et grandissante propre au genre, Mankiewicz s’autorise quelques vagabondages fantasmatiques, reflets de la période trouble qu’il filme et du désarroi moral qui envahit l’écran. Il n’aplatit pas le genre, il lui donne une ampleur presque métaphysique : l’amnésie et la quête ont altéré la nature humaine de George et ont représenté sa pénitence. Quelque part dans la nuit est à la fois un film d’esprit et de jeu : la conclusion ironique fera d’ailleurs sans doute sourire les amateurs du genre. Une conclusion en forme de pirouette qui rappelle que le cinéma est un divertissement, mais qu’un divertissement ne doit pas s’interdire de penser. Quelque part dans la nuit, son deuxième film, ouvre en cela définitivement la voie du cinéma de Mankiewicz.