On a vu parfois dans Pas de printemps pour Marnie le premier des quelques films mineurs qui devaient achever la carrière du génial Hitchcock. En fait, Marnie est plutôt le chant du cygne de cette même carrière, précédant des œuvres effectivement oubliables (Le Rideau déchiré, Topaze, Complot de famille) si l’on excepte l’étrange et fascinant Frenzy. Le cinéaste anglais en fait presque un film-témoin de sa technique reconnaissable entre toutes, comme des envolées expressionnistes de ses débuts ; surtout, il laisse libre cours à ses obsessions et notamment à sa réflexion sur la perversité, plus subtilement dissimulées dans ses films antérieurs.
Dès ses fameux entretiens avec François Truffaut, Hitchcock avait déjà révélé ce qui l’avait spontanément attiré dans l’histoire de Pas de printemps pour Marnie : certainement pas les différents délits exécutés par l’héroïne, voleuse compulsive (les vols sont les McGuffins du film, quoiqu’ils permettent au cinéaste de dérouler de véritables leçons de mise en scène), à peine le mystère entourant le comportement de Marnie, qui n’est au fond qu’un « cas d’école » freudien… Le cinéaste — qui s’identifiait peut-être à lui — avait surtout à cœur de mettre en valeur la névrose du personnage masculin. Le comportement de Mark Rutland, en effet, ne peut être que l’objet de suspicion : les premières scènes appuient non seulement sur le fait que le richissime et séduisant chef d’entreprise est déjà au courant des activités criminelles de Marnie quand il la choisit comme secrétaire, mais surtout qu’il fantasme sur elle et sur le moyen de la tenir en son pouvoir. Les nombreux gros plans sur le visage de Sean Connery soulignent habilement la curiosité feinte du héros, teintée d’un véritable désir pervers pour la jeune femme.
Dans la première partie du film, Mark Rutland n’est que modérément, voire pas du tout intéressé, par le fait d’aider Marnie, dont il a pourtant très vite saisi la psychose. Moins passionné que le héros de Sueurs froides, il veut surtout posséder cette femme qui le fascine. Marnie ne s’y trompe pas quand elle file la métaphore de l’animal sauvage : Mark Rutland n’a que faire d’elle en tant que femme, il ne voit en elle qu’un fauve à dompter. Pudeur hollywoodienne oblige, il lui en faudra venir par le mariage, imposé tout de même par un vil chantage (soit Marnie l’épouse, soit elle finit en prison). Mais devant le refus de la mariée de se donner, l’homme doit la prendre. Et c’est dans une scène terrible de viol — subtilement suggéré par Hitchcock qui choisit de filmer en gros plan le visage tétanisé de Marnie succédant aux traits cruels de son mari, puis de pudiquement s’éloigner de la scène — que le propos du film se cristallise. Mark Rutland, le faux amoureux qui se donnait des airs de psychanalyste, a enfin obtenu ce qu’il voulait.
La tentative de suicide de Marnie à la suite de cet acte renverse la situation : comme souvent chez Hitchcock, l’homme qui s’était laissé aller à ses instincts redevient un héros teinté d’humanité, et découvrir ce qui a fait de Marnie une femme frigide et criminelle devient alors le moteur de ses actions. Mark ne veut plus uniquement posséder le corps de Marnie, il veut également son cœur, car un pervers sexuel chez Hitchcock n’a d’intérêt que s’il est aussi un amoureux romantique. Le film opère alors un virage pour permettre au cinéaste de résoudre son problème psychanalytique, déjà travaillé en amont notamment par l’utilisation magistrale tant vantée de la couleur rouge — que ce soit par le biais d’objets ou de filtres. Le rouge, couleur équivoque tant elle est parée de symboles, est ici prodigieusement mis en avant par le contraste qu’elle provoque avec d’autres couleurs tout aussi éclatantes, et notamment le jaune, qu’on a pu analyser comme symbole du refoulé et de la frustration — mais qui pourrait tout aussi bien avoir servi au cinéaste pour engager une nouvelle fausse piste… Le premier gros plan (hitchcokien jusqu’au bout des ongles) n’est-il pas pour le sac à mains jaune de Marnie ?
Il est remarquable enfin qu’en pleines années 1960, Hitchcock réalise l’un de ses films les plus expressionnistes, tant dans la technique que dans le choix des décors, dont il appuie l’aspect de carton-pâte (la scène très artificielle de la promenade de Marnie, montée sur un cheval mécanique ou le paysage peint en arrière-plan de la petite ville portuaire). Le maître du suspense a toujours eu plus d’intérêt pour l’analyse de l’âme, sublimée par son goût immodéré pour le gros plan ou pour le huis-clos plutôt que pour l’action pure. Dans Marnie comme dans la plupart des œuvres hitchcockiennes, cette âme est d’autant plus humaine qu’elle accepte sa vilenie, mais aussi l’impossibilité de trouver un quelconque salut en soi-même comme chez autrui. Quand Marnie a enfin résolu le mystère de sa névrose et sort de la maison familiale, quatre petites filles qui jouaient près d’elle s’arrêtent brusquement et la fixent, sans sourire. Clap de fin. Chez Hitchcock, on ne termine pas un film sur un soupir de soulagement, mais sur un frisson.