Dans les films de David Cronenberg, le corps devient une matière perméable, à la merci des parasites (Rage, La Mouche) ou de l’addiction (Faux-semblants, Crash et eXistenZ). Comme son titre l’annonce, Possessor de Brandon Cronenberg, fils de David, s’inscrit dans la même lignée : la criminelle Tasya Vos prend le contrôle d’autres individus, par l’entremise d’une technologie de pointe, afin de les pousser à tuer de riches victimes ciblées par les clients d’une organisation secrète. On pouvait craindre que cette proximité entre les thématiques du père et du fils ne mène au plagiat, mais il n’en est rien : dans ce film, récompensé à juste titre au festival de Gérardmer, le jeune réalisateur s’approprie de manière personnelle le thème de l’aliénation. Le premier plan du film annonce d’emblée l’angoisse de l’intrusion : on y voit, en gros plan, une électrode pénétrer le crâne d’une hôtesse d’accueil possédée par Tasya. Le brillant plan-séquence qui s’ensuit, où la jeune femme entre dans une soirée mondaine et massacre sa cible, annonce une narration construite sur le principe de « l’arroseur arrosé », au cours de laquelle Tasya se trouve menacée par une forme d’aliénation réciproque : emportée par une violence qui la dépasse, elle exécute frénétiquement ses victimes à coups de couteaux, alors qu’elle dispose pourtant d’une arme à feu.
Images virales
Le film trouve d’abord son intérêt dans l’évocation visuelle du sentiment d’être étranger à soi-même, puis dans son mélange virtuose d’horreur et d’exploration plastique. L’enjeu de retranscrire la subjectivité des protagonistes possédés devient un terrain d’expérimentation où l’atmosphère froide et clinique, les vues des décors en contre-plongée, et des travellings flottant comme des fantômes, distillent un sentiment d’inquiétante étrangeté. La récurrence d’inserts sanguinolents et visqueux, éléments incontournables du genre, devient ici le signe du détraquement psychique de la jeune femme, hantée durant des jours par le souvenir de sa sauvagerie. Le parasitage de l’identité se recoupe de fait avec celui des images : superposées en surimpression, tremblantes, gagnées par le flou, elles se voient impitoyablement trouées comme la chair des victimes. On reconnaît là un autre héritage savamment assimilé, celui de David Lynch et des motifs schizophréniques de Lost Highway, Mullholland Drive et Inland Empire. L’aliénation qui guette Tasya atteint d’ailleurs son paroxysme grâce à un motif lynchien : dans une vision horrifique récurrente, la face de Tasya se fige et devient masque, se découpe pour devenir une cagoule molle revêtue par Colin, l’homme qu’elle tente ensuite de posséder. Mais cette recherche d’images troublantes constitue aussi la limite du film lorsqu’elle tourne, par moments, à la surenchère indigeste.
Une fable contemporaine
En parasitant à l’excès le récit comme le personnage, ce flux d’images, aussi passionnant soit-il, brouille la portée critique de la fable. L’aliénation de Tasya se mêle en effet à la peinture glaçante d’un monde néolibéral déshumanisé : l’entreprise où travaille Colin espionne le quotidien des consommateurs pour identifier leurs goûts ; John Parse, patron et futur beau-père de Colin, l’emploie pour mieux le tester et le contrôler ; Girder, la cheffe de Tasya, s’immisce dans la vie privée de son employée au point de lui conseiller d’abandonner son époux et son fils (en confiant ce rôle à Jennifer Jason Leigh, Brandon Cronenberg offre d’ailleurs un intéressant prolongement à son interprétation d’Allegra Gheller dans eXistenZ, créatrice d’un jeu vidéo s’immisçant organiquement dans la vie de ses joueurs). Jusque dans ses détails, le film vise ainsi à dépeindre la sensation d’exil à l’égard de soi produite par cette société high-tech où plus rien ne compte, si ce n’est la compétitivité. Après avoir pris possession de Colin, Tasya observe son nouveau corps d’éphèbe dans le miroir, regarde à l’intérieur de son slip avec curiosité et étonnement : elle se jette donc à corps perdu dans sa nouvelle mission, en renonçant à son sexe et à sa famille, et en jouant le rôle du parfait partenaire auprès d’une inconnue. Cette inquiétante distance de soi à soi se manifeste notamment dans les scènes où la jeune femme, habituée à répéter les phrases du personnage qu’elle incarne, se voit obligée de travailler de la même façon ses répliques habituelles de mère et de compagne. On regrette que ces scènes souvent riches en suspense et relevées d’un soupçon de dérision, faisant figure de brefs interludes dans le prévisible déraillement d’une héroïne déchirée de l’intérieur, ne prennent pas plus de place au sein du film, tant le corps de l’individu y devient un puissant enjeu politique guetté par l’avidité d’un système qui le désincarne.