Film exigeant et difficile d’accès, le dernier film du ciné-vidéaste David Lynch favorise moins l’émotion des séquences successives que la confrontation du spectateur à une performance sur la noirceur et le gouffre des fantasmes, une sorte de cauchemar proprement hollywoodien (Inland Empire est un quartier de L.A.).
INLAND EMPIRE est d’abord la suite logique de deux chemins artistiques chers au cinéaste : l’expérimentation des images et la déconstruction narrative. Le film développe des obsessions visuelles que l’esprit incurablement cartésien pourra toujours justifier par le rêve ou l’usage des drogues dures. Le cinéaste recourt à la poésie des spectres de lumière, à la surprise des cuts violents et aux couleurs insolites capables d’envahir la totalité de l’écran, comme le bleu de la scène d’adultère qui évoque le nimbe monochrome du théâtre Silencio de Mulholland Drive. Ces deux scènes où le filtre de couleur domine sont d’ailleurs deux scènes qui font basculer leur histoire dans une sorte de point de non-retour : la soirée mondaine sur les hauteurs d’Hollywood pour le premier, la désagrégation d’un des couples pour le second.
David Lynch brise le principe de narration en prenant soin de nous priver de toute linéarité et de toute logique, au profit d’une perte de sens, à travers la confusion des repères de l’espace et du temps. Einstein ne s’est pas attaqué à choses plus simples en sciences physiques pour détruire la vision d’un temps absolu, base sous-jacente de nos croyances quotidiennes, de nos interprétations historiques comme du cinéma narratif. Le spectateur perdu se console en se disant qu’il se retrouve à la place de ces scientifiques, ébahis, persuadés d’avoir perdu la notion physique du temps, incapables d’imaginer les phénomènes relatifs. « Demain c’est aujourd’hui » affirme la voisine à la star de cinéma (Laura Dern). Les innombrables portes d’INLAND EMPIRE aspirent, n’ouvrent sur rien, sur autre chose, sont inexplicablement fermées, bloquées, multipliées et ne cessent d’offrir ou prolonger des espaces contradictoires. Les téléphones connectent des gens qui ne se connaissent pas ou pas encore et, de manière moins systématique qu’Elephant, des évènements circulaires sont vus sous différents angles et selon des points de vue contradictoires. Ainsi, l’actrice célèbre se retrouve dans un cinéma qui projette INLAND EMPIRE, qu’elle imaginait avoir vécu et non joué pour un film.
Les interventions des internautes fleurissent sur les sites américains pour déceler une trame logique derrière les images du film, en intégrant dans leur interprétation jusqu’aux séquences de la sitcom Rabbits (avec trois humanoïdes à tête de lapin) réalisée pour le site officiel de David Lynch avant même le début de la production de ce film. Pour raconter l’histoire d’INLAND EMPIRE, on peut préférer la prudence et sans trop interpréter les enchaînements de séquence, on peut avancer qu’il s’agit d’une sorte de Journal intime d’une fille perdue où dominent les figures féminines de prostituée et de sans abris. INLAND EMPIRE reprendrait alors là où Mulholland Drive s’achevait, c’est-à-dire au chevet du destin cauchemardesque de son héroïne, comme s’il dévoilait tout le sordide que la machine hollywoodienne espère camoufler. La misère et la solitude humaine sont comme l’autre face de la réalité qui se révèle à travers le geste de la vidéo numérique. David Lynch est devenu son propre cameraman pour s’affranchir des contraintes du coût et de la planification de la pellicule. Sous nos yeux, à l’écran, il filme assez près et assez longtemps la voisine intrusive pour qu’elle devienne une sorcière de mauvais augure, vivant à l’aube de la forêt, selon la tradition des personnages secondaires énigmatiques du cow-boy et de la voyante de Mulholland Drive ou des nains de Lost Highway et Twin Peaks.
INLAND EMPIRE est un film de femmes. Toutes côtoient la peur ou la déchéance économique, physique et morale : prostituée polonaise abusée, actrice américaine apeurée et effrayée par un mari dominateur, ancienne actrice polonaise séquestrée dans la Chambre 47 (du nom du script polonais original qui a servi de base à celui des On High in Blue Tomorrows, le film dans le film). Elles ne peuvent être identifiées à coup sûr comme autant d’alter ego, à l’image de Betty rencontrant Rita, femme fatale au personnage de Naomi Watts, dans l’imagination de Diane (Mulholland Drive). Elles sont sans doute jugées, comme les prostituées du Boulevard, sur leurs fesses, leurs seins et leurs vagins aux parois fragiles. La mise en scène intègre la sexualité en l’assimilant soit à de l’esclavage financier, soit à de la prostitution conjugale, selon la teneur du contrat. Lynch poignarde sauvagement ses personnages féminins comme autant de crachats de sang sur les étoiles d’Hollywood Boulevard, avant de leur donner la paix. Le cauchemar ne s’évanouit qu’à la toute fin du film, au moment du baiser entre les deux actrices qui sont ainsi libérées de leurs turpitudes et de leurs lieux de débauche. Elles peuvent alors revenir dans la séquence finale de style comédie musicale, au moment du générique, sur fond de Sinner Man (Nina Simone), chanté en play-back par un chœur de danseuses contemporaines, comme une sorte d’imprécation aux femmes courages.
La frontière entre la réalité et les personnages d’actrices est des plus ténues. Le fantasme et la réalité se nourrissent l’un l’autre sans démarcation véritable. Contrairement à Mulholland Drive, la dichotomie entre le réel et l’imaginaire, et surtout leur hiérarchie, s’est définitivement noyée. On voit plutôt une symbiose entre ces deux états de conscience dans chaque séquence du film. Le jeu et les émotions permettent aux actrices des films à l’intérieur du film (On High in Blue Tomorrows et son scénario original polonais maudit) de rentrer en contact émotionnel avec leurs souvenirs, leurs avenirs, leurs craintes, leurs homologues étrangères, leurs personnages fictifs et même de voir modifier leur vie fictive. Dans ce film, il faut renoncer à la possibilité de définir des identités stables. Le tournage fictif du film américain n’est qu’un bref instant de répit dans INLAND EMPIRE où l’idée de remake d’un conte polonais populaire guide les atmosphères qui alternent entre Hollywood Boulevard et les rues enneigées de Lodz. Les sautes du script, écrit quasi au jour le jour selon son auteur-réalisateur, obligent le spectateur à une constante retenue d’émotions. Forcé de ne voir que les imbrications de constructions imaginaires, trompé dans son désir d’identification et de sens, le spectateur doit lâcher prise.
La confusion des identités et des formes spatio-temporelles est sans doute le socle narratif du film. Paradoxalement, INLAND EMPIRE est un film d’atmosphère plutôt homogène si l’on tient compte de la noirceur des relations humaines et d’un ton désespérément glauque. Le malaise ressenti devant les visages artificiellement floutés, clin d’œil aux « caméras cachées » des enquêtes de télévision, des premiers plans, ne disparaît pas. Les séquences disparates ou surprenantes qui faisaient la singularité et la poésie de Lost Highway et Mulholland Drive sont donc moins mises en valeur, malgré l’ampleur d’un film phare qui n’a pas peur de prendre à rebrousse-poil ses spectateurs.