La ressortie estivale de Crash, qui suscita un petit scandale à Cannes en 1996, permet aujourd’hui d’aborder le film en dehors de sa controverse (on lui reprocha à l’époque de livrer le spectacle d’une pornographie nihiliste) et de le resituer sereinement dans l’œuvre de Cronenberg. Après les expérimentations des années 1970, puis la phase de reconnaissance qui s’est accentuée à la fin de la décennie suivante (notamment avec La Mouche), Cronenberg connaît dans les années 1990 une période exceptionnellement féconde, qui n’a sans doute jamais été aussi émouvante et foisonnante qu’entre le magnifique M. Butterfly et eXistenZ. Crash se situe entre les deux et peut-être faut-il le regarder d’abord comme un grand film de transition, un adieu superbe à ce qui a occupé Cronenberg pendant près de trente ans : la mutation des corps, la recherche de sexualités alternatives et plus largement, la création de mythes scientifiques et technologiques spécifiques à la seconde moitié du XXe siècle. Cette ligne immense, qui va du très mineur Stereo, son premier film, jusqu’à Crash, on pourrait la résumer à travers la prothèse de Rosanna Arquette – sans doute un des motifs les plus marquants du film. Mais c’est moins cette prothèse qui retient aujourd’hui l’attention que l’atmosphère générale du film, et surtout l’étrange contraste qu’il cultive entre un casting composé de comédiens très en vue au milieu des années 1990 (James Spader, Holly Hunter) et une direction d’acteurs glaciale qui ne vise jamais l’empathie ou la connivence avec le spectateur, mais présente au contraire tous les personnages comme sujets d’une expérience.
L’expérience en question est triste, frustrante, tout sauf orgasmique. La première réplique du film « Did you come ? » (« Est-ce que tu as joui ? »), pose immédiatement la dynamique du couple central, James et Catherine Ballard (James Spader et Deborah Unger). Dans des décors essentiellement industriels, où les balcons donnent sur des autoroutes, où les parkings d’aéroports sont des lieux de rendez-vous érotiques (première scène du film), James et Catherine jouent encore le jeu du couple libre, ils se trompent mutuellement, mais ne jouissent pas. Il faudra qu’arrive un accident (de voiture) pour que James fasse la rencontre du docteur Helen Remington (Holly Hunter) et que celle-ci lui présente Vaughn (Elias Koteas), un gourou ayant réuni autour de lui un petit groupe de fétichistes addicts de la tôle froissée. Vaughn évoque d’autres personnages cronenbergiens (le Docteur Hobbes de Frissons, le psy de Chromosome 3) mais il est plus accompli que ses prédécesseurs par l’initiation qu’il propose à ses disciples : revivre physiquement des accidents célèbres, comme celui de James Dean ou Jayne Mansfield. L’expérience comporte certes des risques importants, mais elle offre aussi à ses sujets une jouissance qui dépasse la simple décharge d’adrénaline : l’accident, en ouvrant les corps, fait surgir des fluides, des organes, il démultiplie les possibilités de jouissance sexuelle (ainsi, rien n’est plus érotique pour Vaughn qu’une cicatrice).
Raconté de cette façon, Crash pourrait ressembler à un essai sur les tourments et les mutations de la chair, ce qu’il est par certains côtés : son esthétique « porno chic », que l’on trouve à la même époque dans une poignée de thrillers érotiques (Jade de Friedkin ou Last Seduction de John Dahl), a un peu vieilli, on n’y perçoit aucune vibration charnelle, les personnages semblent figés dans une esthétique de papier-glacé, dont Cronenberg souligne en permanence l’aspect publicitaire (il opérera de la même façon dans Cosmopolis). Mais la force du film tient au fait qu’il n’envisage pas d’alternative à cette esthétique, qu’il ne postule pas non plus l’existence d’une profondeur dans la somme d’expériences vécues par James et Catherine. Le crash sur lequel se clôt le film, immédiatement suivi d’un coït, est la preuve de leur échec : côtoyer la mort ne suffira jamais, il faudra se remettre en danger, recréer les conditions d’un nouvel accident. Leur passage dans la « secte » de Vaughn n’a donc rien changé au problème initial ( « Did you come ? ») – si ce n’est peut-être qu’ils se sentent un peu plus frustrés, déphasés et accessoires. Les décors du film, de ce point de vue, sont très réussis : exclusivement périurbains, ils englobent les personnages dans une zone d’activité permanente symbolisée par le trafic routier, ce qui fait dire à James, au début du film, qu’« il y a toujours plus de voitures sur les routes ».
Il y a toujours plus de voitures et toujours moins d’expérience(s) : Crash est en cela un film-monument, presque un film-mémorial qui fait de la voiture le symbole d’une expérience du monde passé – d’où le culte voué au remake dans le groupe de Vaughn. La transition avec eXistenZ paraît d’autant plus puissante : il est déjà question d’abandonner le réel dans Crash, il est aussi déjà question de « jeu », mais d’un jeu qui n’a trouvé ni but ni mode – si ce n’est celui de la redite et de la répétition –, d’un jeu qui ne progresse pas. D’un jeu qui dit encore, nostalgiquement, que rien n’est plus beau et plus sexy qu’une voiture, surtout quand elle froissée, abîmée, accidentée. En écho ou en hommage à celle-ci, Howard Shore livre un sound design assourdi, froid, métallique, qui ouvre la voie à un autre grand film de fétichiste : Drive, de Nicholas Windig Refn. Dans les deux cas, les voitures sont les véhicules de la nostalgie, du mythe et du cinéma, mais elles ne vont nulle part.