Il faut attendre le – très beau – dénouement de La La Land pour que son sujet véritable, auparavant dissimulé sous les ors du joli pastiche, éclate dans sa pleine évidence, et sous la forme d’un constat tout simple : il s’agissait là, depuis le début, d’une comédie musicale statuant que la comédie musicale, précisément, ne pouvait plus exister. Que raconte ce dénouement ? Que la comédie musicale n’est rien d’autre qu’un rêve, ce qui n’est pas nouveau – il suffit de revoir tout Minnelli, où l’ivresse du ballet congédie la fiction au profit de la seule performance ; mais, surtout, que jamais plus elle ne pourra rencontrer la fiction, que la fiction s’est autonomisée par rapport à la chorégraphie. Quelque chose s’est perdu en chemin.
Ce quelque chose, c’est d’abord le présent. La comédie musicale a toujours été le genre du présent, de l’ici et maintenant, qui emporte les corps dansants en-dehors des caractères travaillés par le passé et les perspectives de l’avenir. Le moment de la danse y est la découverte chaque fois redite de l’existence du présent, de ce présent de l’évidence qui fait que l’harmonie d’un numéro n’est jamais contestée, jamais rapportée au temps passé de l’apprentissage d’une chorégraphie ou au temps futur de l’épuisement qu’appelle son exécution. Ici, dans la première partie du film, le personnage d’Emma Stone se lance dans un numéro musical avec ses amies, qui la forcent à s’habiller pour aller à une soirée (classique, donc : la soirée où l’on oubliera), mais un plan, d’une quinzaine de secondes, et jeté comme un bloc entre deux séquences enlevées, contrebalance le mouvement jusqu’alors entrepris : elle s’affale sur son lit, et réfléchit – va-t-elle danser ? Cela vaut-il le coup ? Surtout, en a‑t-elle l’énergie ? Plus tard aura lieu un premier numéro dansant avec le personnage de Ryan Gosling, et rebelote : après avoir dansé, les deux personnages prennent cinq secondes pour souffler, pour regarder Los Angeles, et puis pour redescendre du banc où ils étaient montés, recommençant dès lors à déployer ce ballet des pieds chaussés en cachette qui tapent et qui glissent.
Dépenser et isoler
Il y a donc une fatigue du présent, une fatigue qui considère la performance non plus comme ouverture d’un monde autonome mais comme dépense, soumise aux aléas de la narration en ce qu’elle porte les contraintes du réel. Toujours il convient de faire sentir la chorégraphie, c’est-à-dire d’inviter à saisir ce moment où l’on se met à penser à ses mouvements, où l’instant dansé ne va plus de soi – et, de fait, le caractère forcé de l’emportement dans la danse ne cesse de se montrer dans ces mouvements qui exhibent leur absence de spontanéité, dans ces jambes qui se lèvent mais jamais entièrement, dans ces bras tantôt trop peu souples, tantôt trop peu raides. Le film tout entier s’arc-boute autour de cet horizon fragile de la dépense : une scène conquiert son énergie, et par là même court après sa propre jouissance, laquelle peut prendre la forme d’un feu d’artifice éjaculatoire ; à force de fatigue, la dépense échoue et butte contre le présent – d’où, par exemple, le report systématique du premier baiser.
Or cette dépense suggère qu’autre chose s’est perdu, un autre chose qui pourtant constitue l’identité même d’un numéro dansé : ce qui s’est perdu, c’est le commun, et il n’y a rien d’étonnant à ce que le film soit aussi le récit de l’échec d’un amour. Le musical a toujours reconduit l’idée que la danse était le moment d’une absolue communion (communion des corps, communion de l’espace, communion du présent, etc.), absolue communion qui même dépassait la perspective de la battle, toujours soumise à quelque endroit à l’épreuve des antagonismes. L’odyssée secrète d’un danseur est la découverte que danser, c’est, comme en musique, trouver l’accord – c’est danser avec. Ici, la mécanique est lancée dès l’ouverture du film : sous couvert d’une conception pleinement démocratique de l’écriture de la danse, où chacun pourrait s’avancer au milieu d’un cercle et présenter son envie de danser, au milieu d’un embouteillage sur un pont d’autoroute, s’instaure déjà une trajectoire d’autonomisation – l’on passe d’un corps à un autre, ou plutôt un corps balaye l’autre, attrape la caméra et se fait suivre, etc. –, jusqu’à un dernier plan très éloquent qui montre bien que chacun retourne dans sa voiture, et ferme la porte. L’écriture de la chorégraphie a pourtant toujours été dirigée, encore une fois, vers le dépassement du narratif, qui serait par exemple la conflictualité. Double constat d’échec, donc : d’abord, la chorégraphie se vit en dehors de l’univers diégétique ; mais, lorsqu’elle le fait, elle ne peut qu’être encore attrapée par le mode d’existence de cette fiction.
Épuiser et encercler
Chazelle va pourtant tenter de retrouver quelque chose de ce monde perdu, de retrouver un brin de présent et un brin de commun, mais il va le faire avec une telle lisibilité que jamais les motifs convoqués ne s’incarneront dans la logique de l’écriture, du moins pas suffisamment pour la renverser. D’où, par exemple, un ballet de téléphones portables, qui tisse parallèlement à la trame musicale du film une bande originale du présent, mais qui échoue à dépasser le mode d’un jugement proprement réactionnaire ; parce que si le téléphone sonne, c’est pour couper court à la tentative de s’échapper du réel que symbolise (a priori du moins) l’embardée musicale. Autrement dit : tout ce qui tente de retrouver le mythe de l’ici et maintenant achève d’en sonner le glas. Dynamique au fond peu étonnante lorsqu’elle vient d’un film baignant tout entier dans le référentiel (mettons, de Minnelli à Coup de cœur), un référentiel qui ne sied pas au musical puisqu’il l’empêche de se suffire à lui-même, auto-suffisance qui est le propre de la performance créant son monde. « The world is a stage, and the stage is a world of entertainment » (ou : « Le monde est une scène, et la scène est un monde du divertissement », selon les paroles, partiellement empruntées à Shakespeare, d’une fameuse chanson de Tous en scène) : ici, si le monde est une scène, cette scène est avant tout un décor, et non pas un décor où se découperait plus nettement qu’ailleurs la silhouette et l’existence des danseurs, qui les ferait proprement ressortir, mais un décor qui oppresse les personnages en les replongeant dans un encerclement déjà établi. Quelque chose s’est perdu en chemin – définitivement.