Sorti en 1960, Rocco et ses frères marque un tournant dans la carrière de Visconti, commencée avec la libération de l’Italie du joug fasciste, en 1943. Qu’il est loin le jeune assistant réalisateur de Jean Renoir ! À l’époque où le néo-réalisme italien brille de ses derniers feux et où la Nouvelle Vague française s’acharne à briser tous les schémas établis, Visconti parvient à unir les deux mouvements en un film essentiel, sombre et nerveux, qui inspirera le Coppola du Parrain 2 et le Scorsese de Raging Bull.
L’Italie de l’après-guerre selon les néo-réalistes n’est pas le paradis sur Terre que son climat et sa riche histoire pouvaient laisser présager. À Rome, Anna Magnani hurle son désespoir lorsqu’elle voit son mari arrêté (Rome, ville ouverte) et un père part en quête de son unique moyen de survie, un vélo (Le Voleur de bicyclette). Des enfants des rues sont enfermés dans des prisons sordides (Sciuscià) et un vieil homme au chômage doit mendier pour ne pas mourir (Umberto D.). Quinze ans après la fin de la guerre, les choses ne semblent pas s’être améliorées : à Milan, ville de la mode et de la richesse, une mère et ses cinq fils, venus du Sud pour échapper à la pauvreté, sont contraints d’habiter dans une cave sans lumière, de dormir dans la même pièce sur des lits de fortune et d’accepter de petits emplois sans perspective d’avenir.
Visconti, qui ne cachait pas son penchant pour le marxisme, renoue dès la scène d’ouverture de Rocco et ses frères avec le mouvement néo-réaliste qu’il avait largement contribué à lancer dans les années de guerre (Ossessione, La terre tremble). Les plans sur Milan enchaînent les visions sinistres d’immeubles défraîchis, alignés les uns derrière les autres comme autant de preuves d’inhumanité. Les contrastes aveuglants entre le noir et le blanc accentuent la sensation claustrophobique d’une incessante obscurité : la lumière n’est qu’artificielle, rarement source de joie ou d’espoir. Les personnages traînent leur vie comme un boulet, comme Rocco, le jeune frère qui erre sans but et se sacrifie pour se raccrocher à un idéal. Même lorsqu’ils semblent avoir accepté leur destin, leur sourire n’en est que plus faux : ainsi de la prostituée Nadia, dont le rire ressemble à un hoquet nerveux.
Chacun des cinq fils de la mamma Rosaria a une façon différente d’envisager l’avenir. Pour Vincenzo et Ciro, la seule façon de s’adapter est de renier son passé et de s’intégrer du mieux possible à la nouvelle société italienne qui se construit. Le petit Luca est le témoin désolé du déchirement de sa famille et rêve de retourner un jour au pays. Mais ce sont Simone et Rocco, dont les errements suivent la même trajectoire pour brusquement se séparer, qui constituent l’objet principal de l’attention de Visconti. Tous deux ont la même occasion de se démarquer en devenant champions de boxe ; tous deux tombent amoureux de la même femme. Mais, à l’exemple des deux frères de la mythologie romaine Remus et Romulus, la manière dont chacun aborde les situations va conduire à leur affrontement. Simone, brutal et instinctif, se laisse aller à l’ivresse d’une réussite trop facile et s’enfonce de plus en plus à mesure que ses acquis disparaissent. Rocco, réfléchi et sensible, est capable de sacrifier son amour et sa carrière pour se consacrer totalement à un frère qui ne montre pas le moindre signe de reconnaissance.
Cette dualité assez simpliste (Rocco étant clairement le bon double de Simone), à tendance mélodramatique n’est pas le point fort du film. Néanmoins, le traitement que lui donne Visconti vient totalement à contre-courant de l’esthétique néo-réaliste qu’il réserve plutôt au décor et au contexte sociologique. Les deux frères sont filmés, sur le thème lancinant de Nino Rota (compositeur de la musique du Parrain), comme des héros de la Nouvelle Vague, comme des jeunes « à bout de souffle ». Visconti s’inspire clairement du style godardien lorsqu’il filme des répliques en hors champ, préférant s’attarder sur les réactions des interlocuteurs. Les deux visages parfaitement contrastés de Renato Salvatori et Alain Delon (tous deux magnifiques) s’opposent en de gros plans audacieux. Leur jeu, entre hystérie criarde et colère rentrée, s’inscrit dans le sentiment d’urgence caractéristique du mouvement cinématographique français. Simone et Rocco courent sans but, droit vers le précipice, et dans sa chute, Simone entraîne irrémédiablement Rocco. Visconti adapte sa mise en scène à cette sensation de vitesse incontrôlée en multipliant les ellipses, les coupures, les parallèles entre les scènes et les mouvements brusques des personnages.
Mais le plus beau personnage du film est la prostituée Nadia, qu’Annie Girardot interprète avec une subtilité remarquable. Nadia est une fille perdue comme le cinéma les aime, incapable, malgré ses efforts, d’effacer son passé aux yeux des autres. Seul l’amour de Rocco aurait pu la sauver : en le perdant, elle n’a plus de raison de vivre. Lorsque Simone s’avance vers elle pour la tuer, elle ouvre ses bras en croix, telle une martyre résolue, et étreint son meurtrier. Mais alors qu’elle reçoit le coup de couteau, elle refuse la mort, dans un dernier sursaut incrédule. Plus que Rocco, plus que les frères, Nadia est le symbole de ce film dur et sombre, où la jeunesse brûle ses ailes par peur de devoir faire face à des responsabilités trop lourdes. On pourrait presque l’entendre murmurer, au moment de mourir, un « t’es vraiment un dégueulasse », à l’adresse de l’amant invisible qui l’a si égoïstement sacrifiée.