La bonne – et étrange – surprise que constitue Queen of Earth est d’autant plus étonnante que l’on avait laissé Alex Ross Perry un peu hagard, sonné par le ton complaisant et le regard cynique qu’il distillait dans son long métrage précédent, Listen Up Philip. En toute honnêteté, Queen of Earth n’est pas pour autant un film moins misanthrope et plus aimable que son prédécesseur, mais disons que le nouvel opus du cinéaste américain gagne d’emblée à ne pas viser le même point de vue hautain, voire franchement snob, qui laissait un goût pour le moins amer en bouche. Il préfère, de manière plus terrienne, créer un trouble mystérieux qui lui permet de trouver une puissance certes fragile mais envoûtante et dénuée enfin de ses anciennes afféteries légèrement rebutantes. On pourrait d’ailleurs même considérer que ces deux films participent du même projet (faire le portrait d’un/d’une Narcisse contemporain) mais qu’ici, Ross Perry réussit précisément ce qu’il ratait auparavant, et ce grâce à une surprenante modestie retrouvée qui n’empêche en rien Queen of Earth de déployer une envergure picturale saisissante et une sensibilité inespérée.
Pression atmosphérique
Cette modestie retrouvée passe par deux préalables à la réalisation du film. D’abord ce retour à un certain minimalisme trouve son origine dans la production même du film et dans la volonté de son producteur Joe Swanberg (pape du mumblecore) de faire repartir rapidement Ross Perry sur un nouveau projet. D’où la mise en place d’un décor unique, le choix de quatre acteurs en tout et pour tout, et d’un tournage qui n’aura duré que deux semaines…. voilà oublié le statut de nouveau riche parvenu disséminé ad nauseam dans Listen Up Philip dans lequel le cinéaste faisait un étalage décomplexé et vain de ses nouvelles ressources tant fonctionnelles que formelles. Ensuite, ce nouveau rapport au monde exprimé dans Queen of Earth s’explique aussi par un souci constant de son scénario d’épouser un point de vue singulier plutôt que de s’éparpiller dans un regard global et acide sur la société – oublié aussi l’autoportrait déguisé de l’auteur en un Jason Schwartzman autiste au monde, s’annonce plutôt ici le portrait d’une actrice (Elizabeth Moss) dont Ross Perry prenait déjà plaisir à filmer le visage dans l’interlude salutaire qu’il lui avait réservé au milieu de son précédent film. Ce point de vue auquel s’arrime vaillamment Ross Perry – et même parfois avec une certaine tendresse, c’est celui de Catherine, jeune femme déboussolée qu’on récupère au début du film en plein milieu d’une séparation pour le moins brutale. Laissé hors champ et réduit à une simple voix, son ex-petit ami se voit limogé sans ombrage par une Elisabeth Moss au bord de la crise de nerfs mais qui réussit à donner, derrière son maquillage dégoulinant sur ses joues, un aspect comique, car imprévisible, à cette scène qui annonce le « temps » du long métrage à venir.
Le temps est à prendre ici au sens météorologique, car c’est sous un automne émotionnel que Queen of Earth va se dérouler, comme pris en étau entre la tension d’un été brûlant des affects et l’alanguissement d’un hiver dépressif à souhait. La prégnance des éléments naturelles (le vent dans les feuilles des arbres, les fleurs au premier plan, l’apparente placidité d’un lac) trouvera ainsi toute sa place dans le dédale mental que Ross Perry va agencer dans le coin perdu de campagne où va se rendre Catherine accompagnée de son amie Virginia et justifiera le titre du film. Si Catherine est la « Reine de la Terre » promise, c’est surtout parce que Queen of Earth pourrait se voir comme entièrement conçu et dirigé depuis son cerveau représenté alors par la maison qu’elle va occuper, avec ses couloirs et ses escaliers à la géographie indiscernable, et où chaque pièce semble contenir son lot de méditation intime. De ce décorum labyrinthique qui pourrait vite s’abîmer dans la mise en place d’un tribunal psychanalytique de l’hystérie féminine, Ross Perry réussit à en tirer un huis-clos champêtre qui, sans être une chasse aux sorcières, lorgne sans vergogne tant vers le cinéma d’épouvante cérébrale à la Polanski (voir la scène de la fête qui vire au cauchemar avec ces mains qui tentent d’attraper Catherine et qui semblent tout droit sorti des murs de Répulsion) que vers le drame post-bergmanien comme Intérieurs de Woody Allen, où là aussi une tranquillité apparente laissait place à la détresse de ses protagonistes féminins. Mais ce jeu de référence ne parasite en rien l’avancée du film mais provoque plutôt des résonances stimulantes car à l’origine d’un trouble inédit et proprement fascinant dans sa façon de nouer et dénouer tout un jeu de perceptions à la fois visuelles (des surimpressions de visage et de paysage à la poésie surannée) et sonores (tout un maelstrom de sons de cloches et de nappes sèches qui se confrontent sans s’annuler), et qui démontre une acuité particulièrement sensible et personnelle.
De l’amitié
Mais c’est en déjouant discrètement la narration prétendument linéaire de son film (celui-ci est découpé en chapitres où s’écoulent littéralement les jours de la semaine) que le jeune cinéaste américain fait de Queen of Earth une réflexion sur les résidus temporels d’une relation qui pourrait ici être assimilée à de l’amitié entre les deux jeunes femmes, si le règlement de compte ne virait pas parfois au jeu de massacre mental. Car la présence de plus en plus oppressante de Catherine dans la demeure et l’espace vital de Virginia va secouer leur relation, et ce notamment à travers le jeu de miroir que met subtilement en place Ross Perry et qui consiste à placer au sein de ses séquences le surgissement des images du même séjour l’été précédent. Au-delà de la chute psychique de Catherine, c’est tout un poison affectif qui va accompagner au fur et à mesure sa dépression nerveuse et faire se rencontrer violemment les plaques tectoniques à la base de sa complicité avec son amie. Et si Queen of Earth s’ingénie tant à provoquer embarras et malaise dans son royaume d’égos meurtris, ce n’est, encore une fois, plus un signe de l’égoïsme complaisant de son auteur mais plutôt de sa capacité à écouter, certes insidieusement parfois, la parole d’une femme qui ne considère qu’une relation, aussi amicale soit-elle, ne s’éprouve et ne se mesure qu’à l’aune de sa destruction incandescente. Et le rire final de Catherine pourrait alors ainsi se comprendre comme une victoire certes tristement ironique mais joyeusement revancharde : « Si nous cessons d’être amies, cela veut dire que nous l’avons vraiment été et donc que j’ai été aimée. » De là à dire qu’Alex Ross Perry susurre cela à l’oreille de son spectateur…