Petit OVNI français, et c’est déjà une bonne raison d’aller le voir, Réussir sa vie est le premier long métrage de Benoît Forgeard. En fait, pas vraiment : c’est une compilation de bouts de ses trois courts métrages, mis en écho et entrecoupés de scénettes mettant en scène le réalisateur et ses personnages. On ne s’y repère pas toujours très bien, mais on se prend au jeu, et tant mieux : il semble quand même être beaucoup question de s’amuser.
Il faut, avouons-le, garder à l’esprit que Réussir sa vie reste un film engaillardi d’une petite complaisance artistique. Même si la pertinence de ce genre de cases est toujours à relativiser, Benoît Forgeard, dans toutes ses pérégrinations, ne s’éloigne jamais trop de ce qu’on pourrait appeler un « profil Fresnoy » : l’école de cinéma dont il est issu, spécialisée dans la formation au cinéma d’artistes déjà confirmés dans des parcours de type Beaux Arts ou Arts Décoratifs. Sa douce radicalité, selon les moments, séduit tout autant qu’elle agace. Il y a quelque chose de calculé dans sa bizarrerie, son côté roublard et séducteur.
Cartographie de l’artiste par l’artiste
Un cinéaste qui, passés les sursauts du décollage, entamant sa vitesse de croisière, revient déjà sur ce qu’il a commencé de laisser derrière lui : trois courts métrages. Est-ce une empreinte ? Trace-t-il déjà une piste ? Doit-il déjà penser à s’en éloigner, ou la creuser encore ? Ainsi donc il se revisite : en commentant, en remontant, il tente de dégager un autoportrait sur une matière existante. L’exercice reste toujours ludique : le degré auquel il faut prendre Forgeard n’est jamais vraiment très clair, et si on se soucie de son égocentrisme (par exemple), son détachement est là pour nous rassurer. Quant à la question d’identifier un style, une identité qui commence à se sculpter au dessus des films eux-mêmes, nous reconnaissons en effet une forme particulière de poésie. Elle est une cousine de la poésie surréaliste. Forgeard pratique sur le cinéma des choses semblables à celles que pratiquaient Desnos et Prévert sur la langue : un retournement des mécanismes, un brouillage des pistes. Comme un jeu de mot peut déboucher sur une pensée inédite, les rouages de la fabrication d’un film se prêtent au même amusement inventif, par exemple lorsqu’une bruiteuse un peu agitée fait sauter les plombs et que Forgeard et elle se retrouvent privés de la parole.
Jetés aux yeux et aux oreilles du spectateur, les trois courts métrages tissent entre eux quelques liens, qu’il nous faut trouver nous même. En effet, on identifie vite quelques schémas récurrents, quelques manies. Pour ce faire, on s’éclaire à la lumière des sketches qui ponctuent et commentent le programme, ou encore du titre, évocateur. Il y a l’idée d’une fuite en avant, ou plutôt de côté – Forgeard dirait peut-être « en diagonale ». Il y a aussi l’idée du faux, du mensonge, soit individuel (un illuminé qui se présente comme Alain Souchon), soit collectif (une organisation globalement factice de la société).
Mais moins qu’un patchwork de thématiques, la réunion de ces trois courts métrages témoigne surtout d’une façon de faire, de regarder, de commenter. Une omniprésence de l’humour qui tient d’une authentique légèreté et porte, tout compte fait, de bien beaux fruits. Que ce soit quand on le voit directement ou quand on le sait derrière ce qui défile sous nos yeux, le meilleur ingrédient de Réussir sa vie reste probablement Benoît Forgeard lui-même. Son ton, sa figure de dilettante, son côté toujours ailleurs, font souffler sur le film un agréable vent d’insouciance. C’est sûrement le moyen le plus agréable de réussir sa vie.