Après avoir réalisé de nombreux courts métrages, dont le dernier, Respect, était notamment sélectionné au Festival de Locarno, Benoît Forgeard réalise son premier long métrage, sorti en salles le 4 avril 2012. Il revient dans cet entretien sur les différentes manières de Réussir sa vie.
Comment vous est venue l’idée de réunir ces trois films ?
Après leur réalisation, j’ai compris qu’ils avaient quelque chose en commun, et qu’il était donc possible de les lier, de les assembler. Comme j’ai pour habitude de faire de courts «happenings» en préambule de mes projections, j’ai pensé articuler mes films à l’aide d’interludes où je m’adresserais directement au spectateur. Les réunir m’a alors semblé de nature à les renforcer.
Car les trois films se font bien faits indépendamment les uns des autres ?
Oui, mais dans un temps resserré. Entre La Course nue et L’Antivirus, il y a eu deux ans. Les trois films se sont faits avec la même production, souvent les mêmes acteurs, et des idées récurrentes, liées à l’idée du choix de vie : que faire de sa vie ? Et quoi plutôt qu’autre chose ? La réponse de mes personnages consiste à faire le choix d’une liberté discutable et dangereuse, mais qui permet, d’un point de vue esthétique et moral, un autre genre de réussite. — Comme quoi ? — Comme quoi !? — Oui, comme quoi ? — La réussite qui consiste à avoir au moins une fois risqué l’échec.
Et comment avez-vous envisagé les séquences entre les trois courts métrages ?
Les trois films sont liés par un fil rouge qui évoque le métier d’artiste dans son aspect le plus laborieux… J’aime présenter ce qu’on appelle la «création» comme une activité un peu ingrate, car, chez moi en tous cas, elle part de très bas, se nourrit de concret.
Pourquoi avoir choisi ce titre ?
C’est ironique, sans doute. Ça résonne comme le titre d’un guide alors que ce que je décris n’est pas spécialement optimiste. Pourquoi ? C’est troublant comme question. — Effectivement, vous êtes tout rouge tout à coup. Mais, essayez, je vous écoute… — Ce que je décris n’est pas spécialement optimiste, parce que les situations que je mets en place mettent en scène des gens qui ne se comprennent pas. L’incommunication est mon terreau. Ces trois personnages sont face à la question de la réussite de leur vie, qu’ils ne pourront réussir qu’à partir du moment où il y aura rupture, courage d’affronter, d’oser rompre avec leur milieu d’origine et leurs pensées. C’est ce que j’essaye de faire, régulièrement. Il m’a toujours semblé sain de rompre avec ses propres idées, de les mettre en balance. Par exemple, La Course nue ne devrait pas se terminer comme ça : une femme de gauche, avec des idéaux, abandonne ce qu’elle a, considérant que la vie qu’elle va mener en faisant du streaking est plus intéressante que celle qu’elle poursuit en tant que comédienne intermittente. J’aime sa liberté d’esprit à ce moment-là. Je la trouve indépendante par rapport à son copain, à son milieu. C’est une trahison saine.
En quoi la coureuse nue est-elle libre ?
Par le choix qu’elle fait. Le point commun entre les trois personnages est leur capacité à rompre avec les espoirs qu’on a placés en eux, que ce soit la comédienne qui file à l’ennemi, le jeune homme de Belle-Île-en-Mer qui abandonne son mentor, ou l’étudiante qui pactise avec son réparateur informatique, alors que ses copines voudraient qu’elle soit seulement une jeune fille de son âge. Comme elles.
Est-ce un choix délibéré de rester dans la forme courte ?
J’ai écrit plusieurs longs métrages, suspendus pour des raisons financières. Il n’y a, pour moi, ni volonté de rester dans le court, ni forcément volonté de passer au long. Je dois reconnaître que le court métrage comporte un certain nombre d’avantages : une liberté importante, moins de pression économique, et la possibilité de tourner souvent. Un réalisateur qui ne fait que des longs métrages tourne finalement assez rarement. Le court métrage me permet de faire mon métier, de faire ce que j’aime. La qualité principale de ce format, c’est qu’il permet de ne pas s’ennuyer. Rester plusieurs années sur le même projet est un cauchemar pour moi.
Selon vous, quelle est la différence de perception pour le spectateur entre le court métrage et le long ?
La réception d’un court métrage est généralement liée à des conditions bien spéciales. On le voit en festival, ou à des heures auxquelles on n’est pas forcément disposé à le faire (minuit sur France 2 par exemple). Au cours d’une séance de cinéma habituelle, le public attend d’un film qu’il fasse une certaine longueur. Esthétiquement pourtant, il n’y a aucune raison qu’un film court soit moins bon. Il y a, d’ailleurs, beaucoup de longs métrages qui sortent chaque semaine, et qui gagneraient à être coupés au montage, d’une heure, une heure et demie…
Que pensez-vous de la recrudescence des sorties en salles des courts métrages ?
C’est le résultat de l’audace de certains producteurs, mais aussi celle de distributeurs et d’exploitants qui tentent le pari de mettre en avant ces films. Ensuite, les cas, bien qu’ayant donné de belles réussites, sont différents pour le film de Guillaume Brac par exemple, qui associe deux courts métrages (Un monde sans femmes et Le Naufragé) et celui de Sophie Letourneur, qui est une projection constituée uniquement du court métrage Le Marin masqué, comme c’est le cas également pour Ce qu’il restera de nous de Vincent Macaigne.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Les Beaux-Arts de Rouen, puis Le Fresnoy. Cette dernière école, malgré tous ses atouts, pâtissait malheureusement d’une certaine frénésie administrative : des réunions à répétition, des projets qui arrivent laminés à force de devoir être justifiés. Normalement, la formation dure deux ans, mais je suis resté là-bas deux ans supplémentaires, de manière un peu clandestine. Pour des raisons financières, j’ai travaillé comme technicien 3D au service des autres, ce qui me permettait de me servir du matériel la nuit afin de faire mes films. Mais chut.
Justement, quelle utilisation faites-vous de la 3D ?
Au moment de tourner le segment de Réussir sa vie intitulé L’Antivirus, je savais que je remplacerai les fonds bleus par des images faites en 3D, mais j’ignorais lesquelles. Je ne cherchais pas une 3D « nickel », mais une 3D assez picturale, dans le style des bâches peintes du cinéma fantastique des années 1950. L’Anglaise et le Duc de Rohmer, qui avait été fait avec une technique similaire, a été l’une de mes inspirations : travail en studio, stylisation du monde. J’ai toujours aimé ça.
Content du résultat ?
Oui, j’adore.
Où trouvez-vous toutes ces idées pour vos films ?
Dans un grand livre que j’ai en moi. Quand je prépare un film, je ne suis pas vraiment ouvert au monde extérieur. Je creuse plutôt que je ne m’étends. Ça ne m’empêche pas d’aller loin, hein, attention…
Et comment écrivez-vous vos scénarios ?
Je m’exerce à écrire des pitches quotidiennement (raconter très rapidement des histoires en trois lignes). Puis je range, archive tous ces pitches. S’il y a beaucoup de déchets, il y a heureusement quelquefois des trucs intéressants. Alors, quand l’envie me prend de faire un film, je vais chercher dans mes pitches, comme dans une malle. Ces pitches sont souvent des films impossibles, et c’est précisément ce qui me fait marrer. Le pitch de L’Antivirus, par exemple, est l’histoire d’une jeune femme qui perd son mémoire de thèse par la faute d’un bug. Un informaticien vient l’aider, mais s’installe chez elle, et reste pendant des mois et des mois à la recherche du mémoire. C’est ce qui m’amusait. Un truc ennuyeux, presque infilmable. Le problème consiste à rendre possible l’adaptation de ces films, qui me plaisent justement parce qu’ils sont impossibles.
Pour La Course nue ?
J’ai écrit La Course nue à l’époque de la détention de Florence Aubenas. À l’origine, c’était l’histoire d’un type qui, plutôt que faire appel au ministère des Affaires Étrangères, tente de réunir tout seul la somme pour faire libérer sa femme, retenue en otage, et qui, dans ce but, finit par se livrer à un streaking. Finalement, j’ai trouvé plus intéressant qu’une femme tienne le rôle principal. La Course nue est la transposition de la trame classique d’un film noir. Au lieu d’un pauvre bougre endetté qu’on oblige à perpétrer un crime, on a ici une femme, à qui on conseille vivement de courir nue, et c’est ce qui rend ce personnage plus subtil, plus étrange, d’autant plus qu’elle n’est pas spécialement considérée comme une femme par les deux margoulins.
Ça aurait été quoi la décrire comme une femme ?
Faire des sous-entendus graveleux, si vous voyez ce que je veux dire, Natacha [Forgeard se frotte la moustache avec insistance pendant de longues secondes]… ou bien avoir des égards, ce qu’ils ne font pas non plus. Non, non, je ne voulais pas de cela.
Et quel était le pitch originel de Belle-Île-en-Mer ?
Je ne sais plus. Il y avait l’idée qu’un personnage quitte sa propre histoire, bifurque. Ça doit venir du fait que je m’ennuie très vite. Mais il était aussi question d’Alain Souchon. C’est d’ailleurs probablement la fusion de deux pitches.
Pourquoi avoir choisi Alain Souchon ?
C’est un sujet qui m’est cher, même s’il pourra paraître sans intérêt : la difficulté, d’une part, à mener une vie d’artiste dans ce qu’elle a de sensible (dans le sens «faire de belles œuvres d’art») et d’autre part, à faire carrière, gagner sa vie. Ce qui me paraît difficilement compatible. Je ne vois pas comment on peut ne pas perdre l’un ou l’autre, à un moment. Il me semble que le succès fournit un costume dans lequel il est difficile d’être libre de ses mouvements. J’ai choisi Souchon, parce que c’est une vedette, qui jouit d’un vrai succès populaire, mais aussi un poète. En plus, il était marqué géographiquement par la Bretagne et j’aimais l’idée de tourner sur une île. Tout ça forme un univers.
À quoi ressemblera votre prochain long métrage ?
Ce ne sera ni tout à fait classique, ni complètement irrationnel. Un huis clos au sous-sol de l’Élysée. Des storytellers se réunissent pour remonter la côte de popularité du Président de toute urgence, mais étant donné que les meilleurs sont passés à l’ennemi, il ne reste plus que quelques blogueurs, des écrivains de seconde zone, un scénariste de télévision, une enfant responsable d’un lobby d’enfants… bref, des gens qui, a priori, ne sont pas, loin s’en faut, les meilleurs dans leur domaine. Ça s’appellera Gaz de France.