Le deuxième long métrage de Benoît Forgeard, présenté en clôture de la Quinzaine des réalisateurs, partage avec le film qui ouvrait la sélection un sens aigu de l’absurde. Yves est cependant aussi dense et abouti que Le Daim ne l’était pas. C’est encore l’histoire d’une relation entre un être humain et un objet : d’un côté, un frigo « intelligent » prénommé Yves, sorte d’avatar supposément bienveillant de HAL ; de l’autre, Jérem, jeune homme immature qui se rêve rappeur mais peine à fournir le travail nécessaire pour le devenir. L’appareil lui est livré par une statisticienne prénommée So, qui va se charger d’observer le fonctionnement de la machine, mais aussi l’évolution de son utilisateur : d’après ses constructeurs, Yves doit pouvoir déterminer ce qui est bon pour Jérem, et donc lui apporter sur le long terme santé et bonheur. Pour ce faire, le « fribot » analyse en permanence son propre contenu, mais aussi les scènes se déroulant devant lui. Il dispose d’une capacité d’adaptation telle que Jérem s’adresse bientôt à lui comme à un ami. Mais la machine n’hésite pas non plus à fouiller dans la boîte mail de son propriétaire, à suivre son utilisation de Facebook et, bientôt, à intervenir dans sa vie – Yves organise ainsi une fête dans le dos de Jérem et tente de favoriser la naissance d’une romance avec So.
Comme Idiocracy en son temps (2006), Yves convainc en premier lieu par la capacité déjà bien établie de son auteur à imaginer des situations insensées. Si l’objet de sa satire n’a rien d’original – le film décrit un monde dans lequel les êtres humains sont devenus les jouets de technologies qui les dépassent –, Benoît Forgeard va toujours un peu plus loin que ce que l’on pourrait attendre, pour surprendre et amuser d’autant plus. L’un des points d’orgue du film est ainsi un concours Eurovision dont tous les candidats sont des appareils intelligents. Yves se montre toutefois beaucoup plus riche et nuancé que le film de Mike Judge. Ainsi, la relation entre Yves et Jérem ne suit en rien un cheminement linéaire de l’amitié à la haine. Elle est faite de crises et de réconciliations, se reconfigure à plusieurs reprises. Le film porte également une forme de mélancolie, notamment à travers la question de l’art. Dans sa pratique musicale, Jérem fait du surplace depuis des années et lorsqu’il termine enfin un morceau, son manager semble dubitatif. Yves, lui, connaît toutes les recettes pour fabriquer un tube. En augmentant la composition de Jérem de quelques sons, paroles et filtres à la mode, il fait de lui une star en une nuit. L’idée est effrayante car elle paraît crédible, tant les chiffres ont déjà un fort impact sur la création artistique. S’il se dégage d’Yves une certaine tristesse liée à un sentiment d’impuissance – sur de nombreux plans, la machine va forcément remporter la bataille –, ses dernières scènes proprement délirantes prouvent bien qu’à ce jour, l’imagination existe toujours.