Quelques mois après la sortie en salles de Réussir sa vie, Shellac édite en DVD les trois courts métrages qui le composaient accompagnés de six autres, antérieurs ou postérieurs. L’occasion de plonger plus avant dans l’univers de Benoît Forgeard qui, entre recherche formelle et humour satirique, se présente comme l’un des auteurs les plus enthousiasmants apparus en France ces dernières années. Dans une veine toujours proche du nonsense, on croise ici les chemins d’un homme poussé à la cleptomanie par le port d’un vaste imperméable, d’un ours qui tyrannise son compagnon humain ou encore d’une playmate pourvue d’un anus artificiel.
Les films les plus anciens présentés sur ce DVD sont un intéressant témoignage du parcours de Benoît Forgeard, arrivé au cinéma par l’école du Fresnoy après être passé par les Beaux-arts. Stève André, débat entre un jeune maire et les habitants de sa ville, a des airs de performance puisque le film est tourné en direct, le filmage étant intégré à la fiction et participant de la rhétorique de la « transparence » déployée par l’homme politique. Les deux épisodes de Laïkapark empruntent quant à eux une toute autre direction : le corps de Benoît Forgeard, démultiplié dans un décor en images de synthèses, incarne un groupe d’ouvriers dont le mouvement de grève interrompt la construction d’un parc dédié aux animaux morts dans la conquête spatiale.
Dans ces trois films, Benoît Forgeard pose les bases du style qu’il développera d’une façon légèrement plus traditionnelle dans les suivants. Formellement, ceux-ci oscillent entre différents degrés d’irréalisme : L’Antivirus utilise comme Laïkapark des arrière-plans en images de synthèse, Coloscopia baigne dans une lumière ouatée qui évoque une certaine époque du cinéma érotique, tandis que Le Grand Manteau est raconté principalement à partir d’images fixes liées par une voix off, comme une sorte de Jetée parodique. Ce travail visuel entre en résonance avec un travail du langage tout aussi essentiel à l’œuvre rassemblée ici (comme en témoigne le livret du DVD, qui inclut pour chaque film des extraits de dialogues). Les personnages de Benoît Forgeard possèdent un parler qui leur est propre, une langue hétérogène où les rhétoriques des politiques et des communicants sont contaminées par un langage familier ponctué d’abréviations et de mots d’anglais – et vice-versa.
Ainsi dans Laïkapark (épisode 2), les ouvriers en pleine concertation parlent de « mener des actions coups de poing, tisser des réseaux » mais aussi d’« organiser une grande bamboula, avec un grand feu, et des chipos pour les gosses ». Dans Stève André, un collaborateur du maire décrit la rencontre qui va avoir lieu comme « un conseil municipal mais complètement free ». L’effet comique produit par ces collisions verbales doit beaucoup à l’interprétation qui les sert, hétérogène elle aussi. Darius, l’acteur fétiche de Benoît Forgeard, qui participe à presque tous les films, semble taillé sur mesure pour son esthétique. Avec sa voix étrangement haute et monocorde, il excelle à s’approprier la langue creuse inventée par le cinéaste tout en y injectant des pointes de sentimentalisme. La plupart des acteurs jouent, de la même façon, sur un registre volontairement artificiel, où l’émotion est effacée ou figée dans des codes. Mais le cinéaste introduit souvent en leur sein un(e) interprète au jeu plus naturel : celle de Maud dans La Course nue, de Greg dans Belle île en mer ou encore de Jackie dans Coloscopia. Ce n’est certainement pas innocent puisque tous ces films sont finalement des histoires d’aliénation : leurs personnages sont soumis à toutes sortes de tentatives de persuasion et d’ingérence, parfois jusqu’au fantastique. Ainsi, dans Belle île en mer, le fait que le personnage d’Alain Souchon nie la possibilité que Greg ne soit pas fan de lui provoque une transformation chez le jeune homme : il lui paraît soudain inévitable de prendre le chanteur pour maître et modèle.
Aussi drôles que soient ces films, le malaise n’est donc jamais loin. Tous, même ceux à l’esthétique plus réaliste, ont un étrange goût de science-fiction, imputable en partie à cette novlangue qui pourrait être le futur de la nôtre. Sans pesanteur, Benoît Forgeard montre que la vacuité d’un discours n’empêche pas son efficacité et fait le portrait d’une humanité mutante, imbibée de sophismes jusqu’à l’os. Les deux films les plus récents dessinent cependant une lueur d’espoir : dans Coloscopia, l’héroïne réécrit avec succès la norme du désir en exhibant son colon artificiel envers et contre tous, tandis que dans Respect, l’odieux ours Flippy, égérie d’une grande marque de céréales, finit terrassé par son compagnon. La partie n’est peut-être donc pas perdue d’avance.