Après une compilation de courts sortis en salles en 2012, et réunis sous l’intitulé Réussir sa vie, Benoît Forgeard livre ici son premier « véritable » long-métrage. On retrouve dans ce Gaz de France ce qui faisait jusqu’ici le sel de son travail : un rapport très étroit à l’artifice couplé à un humour à froid, formule qui connaissait chez lui des formes diverses, et parfois franchement brouillonnes. Mais c’était aussi ce dilettantisme – ce refus de faire sens à tout prix – qui générait de la curiosité pour son cinéma, car il manifestait, précisément, un désir d’insoumission face à l’artifice. Cette inertie bien voulue par le réalisateur constituait à vrai dire à la fois la force et la faiblesse de son cinéma – force du décalage, faiblesse de l’ambition.
Des boules à neige
Le synopsis de Gaz de France laisse à penser de prime abord que Forgeard cherche ici à faire plus grand. En France, dans un futur proche, un conseiller en communication (Olivier Rabourdin) doit trouver d’urgence une solution pour redorer le blason du président (Philippe Katerine, qui semble ici comme un poisson dans l’eau), coupable d’une grosse bourde télévisuelle. Il réunit alors dans les sous-sols de l’Élysée un panel de la population afin de trouver une issue originale à ce problème. Forgeard trouve dans ce personnage de président lunaire une sorte d’alter ego, comme un miroir tendu à son propre cinéma : éloge de la fantaisie et de l’amateurisme, en inadéquation totale avec son milieu et pourtant bien plongé dedans. Mais après une hilarante scène d’ouverture qui met en scène le couac télévisuel, Forgeard fait un choix de récit conforme à ses habitudes : en emmenant tout ce petit monde dans les sous-sols de l’Élysée, il prend le parti du décalage – aborder de biais la fable politique qui l’attendait – et cède sur le terrain d’une ambition narrative qui aurait pu faire place à plus d’ampleur.
Pourtant, en tenant le « réel » à distance, Benoît Forgeard trouve matière à interroger la ligne de conduite des affaires du monde, sur un mode en demi-teinte. Et c’est bien l’artifice qui lui fait office de planche de salut, par l’utilisation de fonds verts, d’un travail sur la lumière qui figure autant d’aplats de couleur factices tout au long de l’avancée du récit, mais aussi des décors confinés qui apparaissent comme autant de boules à neige. Le premier niveau est ainsi une sorte de débarras, un fatras qui constituerait à la fois une salle des archives et un cagibi servant à entreposer les cadeaux faits aux différents présidents, contenant notamment un sacré bestiaire d’animaux empaillés. De nombreux plans de coupe s’attardent sur ces observateurs silencieux, et les érigent en rebuts – une sorte de mémoire ancestrale placardisée, abandonnée, qui attend son heure pour refaire surface. À ceci, Forgeard oppose tout un éventail de prothèses modernes qu’il vide de leur sens. Une cigarette électronique n’est par exemple plus vouée au plaisir de fumer, un personnage en fauteuil roulant perd la singularité de son handicap lorsque tous les autres se déplacent de la même manière que lui, ou encore une création prométhéenne bien vite renvoyée à son inutilité. Et le film d’avancer sur ce rythme syncopé, par amnésies successives, à mesure que l’on s’enfonce dans les profondeurs de l’Élysée.
Fabrique en crise
Mais alors comment, semble s’interroger Forgeard, un monde sans mémoire peut-il produire des images ? En se raccrochant à des représentations standardisées. Un niveau plus bas, dans une espèce de chambre forte, des écrans miment une vue sur un lieu paradisiaque, qui bien vite se détraque et se charge de pixels, achevant de « virtualiser » le réel. À l’ère du cirque de la communication à tout-va, c’est bien cette fabrique endommagée – d’images, de récits – que Forgeard cherche à mettre en crise, à faire dérailler au rythme de sa propre inertie. L’exercice final de communication (une allocution télévisée où la voix du conseiller sert de prompteur au président), qui cherche à imposer un récit des plus scandaleux, opère par un nouveau déraillement au surgissement d’une nature impétueuse et insouciante. Face à l’artifice du discours politique d’aujourd’hui, qui constitue une mort certaine du sens dans le langage, c’est une hypothèse rêvée et pourtant bien concrète – en quelque sorte, une utopie – qui viendra se matérialiser au sein de cette oraison. Cette trouée dans le récit amènera à la résolution du problème en le soldant de la manière la plus évidente qui soit : ce n’était pas tant un souci de communication que d’action. Une maxime qui résume bien ce que Gaz de France vient résoudre au sein du cinéma de Benoît Forgeard.