Avant de parler plus en détail de ce film passionnant qu’est Benedetta, il faut lever un malentendu que l’euphorie cannoise risque d’entretenir : loin du chef‑d’œuvre annoncé, le nouveau Verhoeven se présente à nous dans une nudité rêche et impure, qui rapproche davantage le film de l’artificialité télévisuelle des Rois maudits que de la saleté somptueuse de La Chair et le sang. C’est même, et on le dit sans la moindre pointe de regret, l’un des films formellement les plus relâchés du cinéaste hollandais, l’un des moins composés, l’un des moins précis, bref, un film que l’on pourra légitimement considérer comme mineur, mais qui dans le même temps s’affranchit des considérations usuelles du jugement pour proposer une atypique méditation sur le mystère de la croyance reposant précisément sur un flottement de la mise en scène. Dès ses premières séquences, Verhoeven filme un clergé dont les membres ne sont pas dupes des « règles du jeu » ; la croyance est un commerce, et plus encore un spectacle, où les nonnes sont des comédiennes comme les autres, à ceci près qu’elles sont un peu moins conscientes que leurs supérieurs de participer à une mascarade.
C’est là qu’entre en scène l’étrange Benedetta (Virgine Effira), une actrice qui va prendre ce jeu absurde de la croyance très au sérieux, au point de lui donner une consistance et de convertir même les faux dévots au sommet de la hiérarchie cléricale. La folie de Benedetta débute pleinement lorsqu’elle aperçoit Jésus pour la première fois au cours d’une représentation qui se donne à voir comme telle. C’est dans ce spectacle sommaire que, toute habitée par son rôle, la religieuse distingue dans un rayon lumineux une apparition du Messie en berger descendant d’une colline. Avec une malice toute verhoevenienne (le cinéaste a toujours aimé redoubler des scènes sous différentes formes), cette vision fantastique se voit rejouée et inversée quelques plans plus loin quand Bartolomea (Daphné Patakia), sa future amante, se réfugie dans le couvent, précédée des moutons qu’elle gardait. Le film ne cesse de passer de la sorte de scènes triviales (par exemple : lorsque Benedetta pénètre enfant à Pescia, le cinéaste s’attarde sur un spectacle de rue où un troubadour enflamme ses pets) à des fantasmes comico-religieux, qui opèrent de nombreuses ruptures de ton, tout en nourrissant une interpénétration entre le réel et le délire de l’héroïne.
La fièvre
Le godemiché que conçoit Bartolomea donne ainsi au film son allégorie : le jouet érotique relève autant d’un retournement littéral d’une icône religieuse (celle de la Vierge Marie, qui conserve sa tête) que d’un dépouillement d’une image – l’aspirante nonne taille le bois, en supprimant ses formes et ses couleurs, pour n’en garder qu’un objet nu, conçu pour décupler le plaisir de Benedetta. La fable sur la croyance et la romance saphique se télescopent alors. Benedetta, qui semble changer de visage d’une scène à l’autre (elle endosse tour à tour le rôle de sainte, de lesbienne conquérante, et de nonne possédée par une entité qui se présente comme Dieu mais vocifère comme le démon), a une constante : son attrait pour la nudité. Du dépouillement spirituel de la religieuse à celui de son propre corps, il n’y a qu’un pas que la jeune femme franchit sans sourciller ; la fièvre sexuelle qui s’empare d’elle va d’ailleurs de concert avec l’aura de sainteté qu’elle gagne progressivement au sein de la communauté de Pescia. En témoigne aussi cette scène où une caresse secrète de Bartolomea semble provoquer une nouvelle apparition du Christ : la stimulation sexuelle de la nonne coïncide avec l’émulation de son imagination. Verhoeven fait alors clairement le récit d’un débordement et d’une propagation de ses délires, dans un théâtre nu contaminé par des images artificielles – une vision du Mont des Oliviers ou le spectacle d’une comète figée dans sa course qui, dans les deux cas, prennent la forme d’incrustations numériques ne cherchant pas à masquer leur nature.
Il n’est à ce titre bien entendu pas anodin que, en parallèle de la folie qui s’empare du couvent – même la rivale de Benedetta, la mère supérieure Felicita (Charlotte Rampling), finira par être gagnée par son délire –, la petite ville soit menacée par le spectre de la peste. Dans un dénouement grandiloquent, où Benedetta réorganise à son avantage la mise en scène du petit théâtre clérical, la nonne dénude les corps noircis des dévots, gangrénés par ce mal étrange que l’on appelle la foi. Projet décidément étonnant, et déstabilisant, que celui de Verhoeven, qui consiste à inoculer à travers un spectacle parfois informe – encore une fois, le film est bien souvent très approximatif dans sa mise en scène, qui cultive une platitude et une théâtralité – la fièvre de la croyance.