Révélée à la Mostra de Venise 2013 (tandis que son réalisateur William Friedkin recevait un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière), la version restaurée du peu visible Sorcerer (Le Convoi de la peur en VF) de 1977 offre, en plus de ses qualités intrinsèques remises « au propre », un constat pour le moins réjouissant lié, paradoxalement, à quelque chose qui a perduré. Ce film, en effet, montre une bien meilleure résistance aux nouvelles visions que d’autres du même cinéaste. Quand on considère la carrière de celui-ci, il faut bien reconnaître qu’il n’aura pas vraiment su maintenir le niveau affiché avec French Connection, malgré quelques coups de bluff efficaces. Une des marques de fabrique les plus discutables — et surestimées — de Friedkin, héritée des dernières secondes de French Connection, reste sa façon de cultiver l’ambiguïté, de faire s’exhaler à tout prix l’odeur du soufre à l’approche du mal et de la corruption — plus ou moins habilement, mais sur un motif souvent plus auto-satisfait que pertinent et plus malin qu’intelligent. C’est un peu pour cette raison a contrario que Sorcerer, qui fit en son temps un four cuisant au box-office, contrastant avec les succès des précédents French Connection et L’Exorciste, apparaît comme son meilleur film à ce jour et peut-être à jamais — parce qu’il se passe de marcher sur de tels sentiers sulfureux et, porté par une autre part de la sensibilité du cinéaste, nous transporte sur des territoires moins balisés, mais d’autant plus poignants.
Coûteux remake du Salaire de la peur de Clouzot (lui-même adaptation du roman homonyme de Georges Arnaud), Sorcerer change peu de chose au programme d’origine. Quatre hommes d’horizons divers, mais identiquement en fuite et en besoin d’argent (un homme d’affaires indélicat français, un terroriste palestinien, un malfrat américain et un tueur à gages hispanophone) se voient réunis par le hasard dans le même village sordide d’un État latino-américain non identifié, et amenés à conduire par camion des caisses de dynamite dangereusement instables pour dépanner une compagnie pétrolière et se payer pour eux-mêmes, espèrent-ils, une certaine stabilité. Il change peu de chose au programme, disions-nous, mais il en dilate sensiblement les tenants et aboutissants, notamment les prémisses où il s’attarde sur les motivations des fuites de trois des quatre protagonistes. Si cette première partie peut provoquer quelque gêne en puisant dans l’actualité internationale avec une certaine confusion (concernant notamment le conflit israélo-palestinien), la patience avec laquelle elle installe ainsi ses personnages, de leurs origines jusqu’à leur attente dans ce trou perdu pour déboucher sur la lenteur de la conduite prudente voire apeurée, emporte le morceau. Car plus qu’un film d’aventures ou de suspense, Friedkin travaille au film d’une épreuve, physique et mentale, dont le temps est le paramètre essentiel, et dont il traque les signes du corollaire le plus naturel : l’épuisement.
À l’usure
Usure : voilà le nom de l’entité par laquelle Sorcerer se laisse habiter. L’usure saisit des personnages déjà sur le fil du rasoir pour les rassembler dans une même dérive charriant des déjections diverses de matières perdues : sueur, crasse, boue, pluie, pétrole, suintements de nitroglycérine. Elle rend les visages blafards, la vision hallucinée et les nerfs à vif. Mais elle attaque indifféremment toute matière, et les personnages ne doivent pas seulement la subir sur eux-mêmes, mais lui faire face sur leur route, tandis qu’elle s’y exhibe pour leur tendre des pièges. Impossible de ne pas évoquer la redoutable scène à suspense de traversée d’un pont décrépit (par deux camions, donc scène double), toute en sécheresse reposant sur la géométrie du déséquilibre (la position horizontale étant comme interdite), l’érosion des corps et des objets à bout de force et prêts à rompre à tout instant, et les éléments déchaînés venus là pour finir le travail de sape. Car si l’usure paraît si inéluctable, vouée à toujours se dresser en travers de la route des hommes (chaque étape de l’épreuve ne faisant que conduire à la suivante, sans répit), c’est en partie parce qu’elle est accompagnée par des forces élémentaires incontrôlables, qu’elles soient amorcées par l’homme (explosions, incendies) ou purement naturelles (vents violents, pluies, chutes d’arbres). Si l’être humain doit se méfier de ses semblables (les convoyeurs les uns aux autres, mais aussi des hommes armés d’un pays où ils sont étrangers), cela reste peu de chose comparé à l’adversité naturelle que Sorcerer, grâce notamment à un travail remarquable sur le son, parvient à faire exister comme présence primitive et toute-puissante, à la limite du surnaturel. Et Friedkin de trouver là, dans le domaine des entités malfaisantes, une alternative crédible et saisissante à son démon possesseur de pré-adolescentes, plus spectaculaire que vraiment terrifiant, de L’Exorciste.
Et quand l’usure, conduite de bout en bout par les partitions musicales sombres, synthétiques et hypnotiques du groupe Tangerine Dream, a achevé son œuvre, il ne reste à ses victimes qu’un néant appelé désespoir. C’est un petit mais significatif écart opéré par le remake vis-à-vis de l’original de Clouzot. Celui-ci se terminait sur une chute alors que jusqu’au bout, on pouvait espérer l’éviter. Dans Sorcerer, le bout du chemin — et du rouleau — est visible dans les dernières minutes, et les péripéties qui y surviennent ne font (nous le savons, un personnage le sait) que rapprocher de l’inévitable néant. Cette issue désespérée, la plus sincère et touchante des fins sombres des films de Friedkin, évacue tout possible moralisme pour nous faire communier avec un être humain au bout de sa dérive et dont on ne sait plus depuis un moment s’il a jamais eu la moindre chance de s’en sortir.