Alan Clarke apparaît aujourd’hui comme un des cinéastes majeurs de l’Angleterre de la fin des années 1970 et des années 1980. Pourtant, il aura fallu attendre 2003 pour que la France le remarque : alors qu’Elephant remporte la Palme d’or, on découvre que le film de Gus Van Sant est un remake d’un moyen métrage d’Alan Clarke diffusé en 1989 sur la BBC (une succession glaçante de dix-huit meurtres de sang-froid et sans dialogue). Si le Britannique a presque exclusivement travaillé à la télévision, son œuvre est d’une radicalité et d’une exigence rares. Scum est un des seuls films que la BBC censura et que Clarke retourna pour les salles obscures. Empreint d’un no future angoissant, il s’affirme à la veille de la période Thatcher comme un des piliers du nihilisme punk qu’on retrouvera dans Made in Britain, The Firm ou encore Elephant, tableaux du malaise profond d’une époque.
Trait pour trait
Plongés dans une maison de redressement pour mineurs, on colle à la peau de jeunes délinquants confrontés à toutes les atrocités. Le terme de réalisme social convient parfaitement au style épuré de Clarke qui documente minutieusement le quotidien de ces adolescents. On découvre les abus de gardiens autoritaires, le racisme omniprésent, le travail des détenus, et surtout l’incubation de la violence dans cet espace fermé qui se contente d’éloigner et de rassembler ceux qui dérogent à la norme et dont on se soucie finalement peu : humiliations, passages à tabac, suicides, viol. Clarke ne nous épargne rien et présente avec une rigueur clinique la réalité de ces centres qui seront fermés trois ans après la sortie du film.
L’étrange plaisir ressenti devant la réalité nauséeuse de Scum tient sûrement à la distance parfaite trouvée par Clarke. Seuls, la description froide et l’effacement du réalisateur seraient insupportables. Mais à force d’épouser leurs moindres mouvements, Clarke se fond subtilement dans ses personnages de petits merdeux (celui du titre, Scum, mais aussi le punk néonazi de Made in Britain et le hooligan de The Firm, petit chef assoiffé d’ultra violence); sans prendre ouvertement partie pour eux, sans jamais les abandonner non plus. Les longs travellings au steady cam apparaissent déjà dans le huis clos de Scum, réglés au millimètre, qui deviendront sa signature (notamment dans Made in Britain) et influenceront tant de réalisateurs dans ces « plans de nuques » suivant au plus près les déambulations de leurs personnages. Chez Clarke, ces mouvements accompagnent des boules de haines souvent lancées au hasard et explosant toujours à l’arrivée. Mais aussi près des corps soit-il, le réalisateur ne livre jamais la clé de ses personnages.
Do it yourself
Pourtant Scum – comme beaucoup d’autres films de Clarke – n’est pas absent de scènes de dialogues très poussées (dont Steve McQueen s’inspirera pour le long plan séquence de Hunger avec le prêtre). Mais quand cette communication trancherait ailleurs le nœud gordien des personnages, elle mène ici droit au mur. Lorsque le détenu Archer – sorte de Diogène marchant pieds nus dans la neige et narguant les autorités – critique ouvertement le système carcéral répressif, coupable d’aggraver le comportement de ces jeunes sans chercher à leur parler, le gardien en face de lui se braque immédiatement et répond par la punition. Dans son réalisme brut, Clarke ne dépassera pas ces faits : contrairement au désir d’Archer, nous n’en saurons jamais plus sur lui ou ses camarades, hormis leur place dans le rapport de force. Pas de raisons particulières ici (qu’elles soient sociales – ce qui nous placerait plutôt chez Ken Loach – ou psychologiques) : Clarke se borne à nous présenter une plaie ouverte et sanguinolente qu’on désespère de voir un jour cicatriser.
Scum s’achève brutalement. C’est une autre signature des films de Clarke qui n’ont jamais véritablement de fin. Le clivage social reste entier, on imagine l’éternel retour du même cercle vicieux : jamais aucun de ses marginaux ne cèdera ; jamais non plus ils ne pourront échapper à l’ordre établi qui les soumet. Il se dégage de cette séparation infranchissable une tristesse rageuse, le désespoir d’interminables rapports de domination : no future. Clarke est bien le plus grand réalisateur punk.