L’Angleterre, plus largement le Royaume-Uni, a toujours été traversée par des vents contraires. Depuis toujours, on a vu s’y opposer le puritanisme le plus conservateur et son envers direct, la protestation. L’évolution de la société britannique semble ainsi reliée aux frottements d’une frange à l’autre. Et dans les plis de ces affrontements – frontaux ou non –, des coups ont été reçus, des luttes menées, par la suite perdues, abandonnées.
C’est dans la seconde moitié du XXe siècle que le cinéma anglais a permis d’enregistrer ces secousses proches d’une lutte des classes. Et s’il est difficile de relier nombre de cinéastes en une véritable lignée, on peut toutefois affirmer que leurs objectifs ont toujours su capter la marche de ces bouleversements sociétaux. C’est pourquoi, et sans souscrire à l’idée d’un syndrome d’infériorité par rapport au cinéma français et américain (prenez Hitchcock, Michael Powell, Peter Watkins, Terry Gilliam…), il faut reconnaître au cinéma anglais son acuité pour ce que l’on a nommé un réalisme social.
Idéalement, le cinéma d’Alan Clarke se place dans cette lignée pour se découvrir figure de proue. Or, peut-être parce qu’il a tourné la majorité de ses films pour la télévision (la BBC), le Liverpuldien Alan Clarke était jusqu’alors connu pour être l’auteur d’un moyen-métrage, Elephant, qui a fortement inspiré celui homonyme de Gus Van Sant. Et si ce film constitue le sommet d’une carrière stoppée par une mort précoce, on se rend compte aujourd’hui qu’il fut l’arbre cachant la forêt. Car c’est à la vision des quatre films réunis dans ce coffret que se révèle un génial metteur en scène. Peintre de la violence des centres de détention (SCUM), du nihilisme punk (Made in Britain), du hooliganisme (The Firm), Alan Clarke a sondé sa société en grand cinéaste du désordre. Franc-tireur qui n’a eu de cesse de scruter les dérèglements d’un pays menacé par sa politique (Thatcher) et ses sombres travers, ses films menacent de tensions qui évolueront par la suite vers plus de dépouillement. Or, plutôt qu’ériger un cinéma de surplomb (Michael Haneke) ou de thèses (Ken Loach), le dispositif d’un tel cinéma nous place face à des personnages qui, dans leurs trajectoires, font surgir à l’écran une profonde ambiguïté. Ambiguïté coordonnée au seul geste clarkien : pénétrer le fond de la rétine de ses concitoyens, pour mieux percer à jour ce qui les meuvent dans leurs élans les plus contradictoires, les habitent dans leurs plus entières pulsions.
SCUM
Réalisé à deux reprises après s’être vu censuré une première fois par la BBC, SCUM demeure un film iconoclaste, violent et controversé. Plongé dans un centre de détention pour mineurs dont on ne sortira jamais, le film dépeint les abus d’un pouvoir carcéral sur de jeunes délinquants. Au centre de ces affrontements, un jeune caïd (Carlin brillamment interprété par Ray Winstone) va chercher à jouer un rôle prédominant. Parce qu’il a rapidement compris les manigances de matons préservant leur pouvoir en laissant agir trois jeunes délinquants, Carlin va, à force de coups, se muer en petit parrain. Au cœur de cet environnement hostile où, sous fond de morale catholique, la discipline est inculquée par la violence et les brimades, il finira par être l’instigateur d’une mutinerie.
À la lecture du pitch, on pourrait penser que SCUM n’est que la peinture complaisante d’un monde barbare, réduit à sa seule violence. Or, Alan Clarke n’invente rien, il ne fait qu’user d’un matériau documenté (des enquêtes approfondies) pour dresser la toile d’un monde (les borstals) dont les portes seront fermées trois ans après la sortie de ce film polémique. Ainsi attachée à rendre compte des drames qui se jouaient ici-bas, sa caméra scrutatrice ne recule devant rien : sports sous forme de bagarres, délinquants violés, envoyés au trou devant le sadisme des matons, tout se déroule en un banal arbitraire confondant. Et au-delà des violentes bourrasques qui s’engouffrent ici, Clarke se figure en portraitiste de jeunes prisonniers livrés à la violence et à la survie. Derrière cette surface chaotique, des traumas et des cris étouffés sont convoqués en souterrain. Il faut voir certaines scènes d’une incroyable acuité pour saisir ce qui renvoie ici à la société anglaise et son modèle social défait : analphabétisme, tensions raciales, travaux forcés… C’est d’ailleurs en ce sens que SCUM dépasse un récit arcbouté sur sa seule tension. Grâce à la présence d’un prisonnier à l’esprit vif et ironique, on trouve dans SCUM de brillantes scènes dialoguées entre prisonniers eux-mêmes et avec la direction. Ces scènes de respiration permettent d’épuiser les enjeux d’un film carcéral, idéalement dosé entre débordements explosifs et poses réflexives. Enfin, et concernant l’héritage de SCUM, si un remake américain a été réalisé par Kim Chapiron, il est désormais clair que l’Anglais Steve McQueen a été influencé, pour son Hunger, par une scène centrale où le directeur de prison et notre jeune prisonnier éclairé s’entretiennent longuement jusqu’à révéler l’obsolescence d’une autorité, ici à court d’arguments, littéralement dépossédée de ses moyens. Scène que l’on retrouvera étendue, plus frappante et pertinente encore, dans le film suivant, Made in Britain.
Made In Britain
Dans le prolongement de SCUM, Made in Britain dépeint de nouveau une jeunesse britannique révoltée et rebelle à l’autorité. Or, la jeunesse incarnée sous les traits d’un seul personnage, s’est, dans le contexte anglais des années 1980, profondément transformée. Trevor, 16 ans, croix gammée et scorpion tatoués sur le visage, est un pur produit des dérives racistes du mouvement punk et de l’ère Thatcher. Un skinhead donc, qui, sortant du tribunal pour vols, violences et dégradations, ne semble plus avoir foi que dans son attachement au drapeau anglais. La donne est simple : Trevor n’adhère à rien, il rejette tout. Même le système (assistance sociale, centre de réhabilitation) qui le prend sous son aile ne peut rien pour lui. D’ailleurs, il s’en amuse en crachant à la face d’une société qu’il juge incompétente, d’un futur qu’il voit noir.
L’originalité de Made in Britain est à mettre au compte d’un sujet (l’esprit skinhead) jamais suppléé par une esthétique punk. Le boucan rageur du groupe The Exploited accompagnant le premier long travelling fixé sur le visage ineffable de Trevor sera l’unique occurrence d’un gimmick apparenté punk. En réalité, l’opération d’Alan Clarke consiste à ne rien lâcher de ce bloc de rage qui se cogne contre les murs et les visages de l’autorité. Si la réalisation refuse donc l’hystérie, elle dispense, par des plan-séquences capturés en steadicam et de longs travellings pris de dos ou face à un visage cadenassé, une vraie fluidité. Or ces plans-séquences, comme celui capturé dans une agence d’emploi où Trevor se glose génialement des offres, ne seraient rien sans son centre névralgique, l’acteur Tim Roth, dont ce fut là le premier rôle. Avec ses contours rasés, son corps sec, son regard furieux et ses dents aiguisées, l’acteur incarne au mieux l’hystérie skinhead. Jouant un démon qui se sait, il crève l’écran et se consume avec une folle véracité. Ainsi Trevor, dans sa radicalité la plus pure, échouera, comme ses frères Alex (Orange mécanique) ou le plus récent Bronson, derrière les barreaux d’une prison qu’il semble avoir de même identifiée à l’extérieur. Or, ce serait déjà aller trop loin dans les explications. La fascination qu’exerce le récit d’Alan Clarke tient toute entière au fait que son dispositif se garde bien d’incriminer quiconque ni de creuser les causes d’un tel rejet. Figure étrangère, Trevor le restera tout au long d’un film qui l’a observé dans son inextinguible et raisonné dégoût du monde. Or, c’est peut-être au détour d’une séquence où Trevor observe une vitrine de mannequins représentant une famille traditionnelle jusqu’à vomir cette vision en un cri rageur, que l’on finit par saisir le battement viscéral, profondément « No Future », qui colle aux Doc Martens de cet électron libre dans ses pensées, bientôt coupable dans ses actes.
The Firm
Réalisé en 1989, l’avant-dernier film d’Alan Clarke déplace la représentation d’une délinquance juvénile et grandit vers la violence tout aussi profonde mais mieux épinglée des adultes. Père de famille et agent immobilier, Clive Bissel vit dans un quartier pavillonnaire de Londres. Durant son temps libre, le soir et le week-end, Clive Bissel devient Bexie, leader d’un groupe de hooligans (du club West Ham) rival d’une autre frange supportrice. À la tête d’une bande hétéroclite (jeunes, vieux, noirs, blancs confondus) échauffée par les menaces du camp adverse, Bexie va alors se muer en tyran, avide d’ultra-violence et de pouvoir.
Film-document sur un mal (le hooliganisme) qui a touché l’Angleterre des années 1970 aux années 1990, The Firm explore le territoire sombre d’un sujet encore ailleurs d’actualité. L’intérêt du film étant de ne jamais pénétrer l’antre du ballon rond pour naviguer entre territoire domestique, les réunions de salon, et celui plus publique, des pubs anglais. Dans la lignée de Made in Britain, Alan Clarke laisse ainsi évoluer son personnage dans l’espace avec une tendresse qui évacue tout effet incriminant. Le surprenant travelling arrière qui accompagne au début du film la marche d’un Clive caquetant et fulminant après avoir loué une baraque à un couple de pigeons en atteste drôlement. La méthode de Clarke opère ainsi : nous placer face à un homme qui, défié dans son ego de supporter, finira par déborder la limite de la raison. Il en va donc de ce Bexie, merdeux somme toute pathétique, qui pourtant charme par ses cinglantes punchlines envoyées entre deux pintes aux supporters rivaux. Si The Firm demeure un film tragique et sec de toute compassion, on y perçoit un sincère élan de sympathie pour ces Anglais, heureux soiffards et passionnés de football. Là se situe sans doute la particularité d’un geste qui, à la différence du système Loach, n’estime pas nécessaire de plomber sa fable ni de plonger dans un manichéisme inversé, pour faire valoir un statut d’auteur. Il en va ainsi dans The Firm d’une réalisation qui coordonne des face-à-face hypertendus, sait se placer dans le feu de l’action (jets de bière, de sang) pour plus tard s’en écarter, reprendre ces distances par rapport aux effets de la violence et ces conséquences limites.
Enfin, The Firm ne serait pas ce qu’il est sans la prestation du génial Gary Oldman. Pour son premier rôle, l’acteur anglais incarne au mieux ce voyou gouailleur à l’accent cockney. Épileptique et menaçant, comme possédé par la réussite de son entreprise hooligan, il fascine par ses brûlures entre feu et glace. D’ailleurs difficile de taire que c’est à la vue de ce sec moustachu, drôle et psychopathe, que l’on a compris où Danny Boyle s’était inspiré pour brosser les contours du mémorable Francis Begbie (Robert Carlyle), alcoolique notoire du film culte Trainspotting. Ce même Danny Boyle qui produira l’année suivante le testament filmique d’Alan Clarke, Elephant.
Elephant
Ovni cinématographique, film d’art, Elephant vient concrétiser toutes les audaces formelles (travellings ultra-composés, minimaliste et sécheresse du style) des films précédents d’Alan Clarke. Réhabilitant sa signature (travelling filant dos au personnage), Clarke ne déroule ici aucune sorte de fable et travaille une foudroyante épure. Réduit à ce mouvement, le filmage poursuit en plans-séquences des silhouettes dans des environnements vagues. Sans paroles ni musique, ces hommes pris de dos marchent, déambulent et finissent par fasciner comme aux premiers temps du cinéma. Tenus dans ces rails, ils en viennent à exécuter d’autres hommes dans l’anonymat le plus total, la terreur la plus effrayante. Passé la première détonation, les exécutions sommaires se répètent, se répandent comme un baril de poudre. Sur un terrain de football, dans une usine désaffectée, un parking désert, pas moins de dix-huit meurtres se succèdent sous nos yeux hallucinés. Glaçante donc est la reconduction d’un mode opératoire où, après un gros plan sur l’arme, s’enchaine le meurtre, puis le départ inversé de l’assassin et un long plan fixe sur le cadavre, déjà froid, inerte.
À chaque nouvelle vision, Elephant frappe par le vertige qu’il produit et le (non-)sens qu’il porte dans son mouvement. Elephant est un film de machines. Machine au sens de la caméra obéissant ici à des trajectoires dures et anguleuses. Machine humaine au regard de ces commanditaires qui tuent à répétition et sans répits. Machine d’un film qui détruit la psychologie, annihile la fable, pour ne laisser subsister que des déflagrations et l’ossature de son squelette. Machine d’un montage répétitif, intarissable, qui appelle ici une sorte de génocide banal, un enchainement arbitraire et sans fin de meurtres. Machine d’un cinéma, vaste tombeau, qui dénombre depuis ses origines au sein de ses images un incalculable nombre d’assassins et de victimes. Machine fabrique d’un temps qui offre la vie en même temps qu’il la reprend, par la mort. Machine d’un art industriel né au XXe siècle capable d’enregistrer l’horreur et de faire surgir le mal dans un même mouvement de fascination et de répulsion. Machine productrice d’images mystérieuses, envoûtantes et finalement opérantes lorsqu’elles nous guident dans l’espace-temps pour renouer avec une pure logique cinétique.
Il serait sans doute inutile d’aller plus loin car on en a déjà beaucoup dit à propos de ce grand cinéaste qu’est Alan Clarke. Simplement avouer que ce coffret DVD trône déjà très haut dans le rayon du cinéma anglais. Et que le documentaire Director : Alan Clarke au cœur de ses bonii dévoile des images, des travellings, des gueules cassées de l’Angleterre, bref d’autres pans de la filmographie d’Alan Clarke qu’il serait judicieux de faire ressurgir de l’oubli. En attendant que ce rêve se réalise, remercions les éditions Potemkine et Agnès B d’avoir permis la naissance de ces puissantes et fiévreuses révélations.