Figuration poétique de l’inexplicable et essai sur les limites de la représentation, Elephant revient sans jamais la nommer sur la tuerie de Columbine, perpétrée le 20 avril 1999 dans un lycée du Colorado. Avec ce film sensoriel, Gus Van Sant accède pour la première fois à la compétition officielle cannoise en 2003 et remporte la Palme d’Or face à Dogville de Lars Von Trier, Mystic River de Clint Eastwood, The Brown Bunny de Vincent Gallo ou Jellyfish de Kiyoshi Kurosawa. Dix ans plus tard, la reprise du film en copie numérique nous donne l’occasion d’éprouver la puissance intacte d’une œuvre hypnotique.
Film-concept
Lors de la rétrospective organisée à la Cinémathèque française en 2007, Critikat explorait l’univers de Gus Van Sant, souvent nourri de faits divers réels (Elephant, Last Days) ou inventés (Prête à tout), marqué par un travail captivant sur le temps et ses distorsions. La reprise d’Elephant permet de plonger à nouveau dans ce cinéma de l’errance. La recherche formelle y creuse le sillon d’un monde où la violence répond à l’ennui et à la frustration. Pour parcourir les couloirs ternes d’un lycée sans nom, le cinéaste américain reprend le concept d’un téléfilm homonyme réalisé pour la BBC en 1989. Tourné à Belfast, cet Elephant d’Alan Clarke montrait dix-huit assassinats filmés en suivant le dos du tueur, un parti pris esthétique repris et détourné par Van Sant pour suivre les futures victimes d’un massacre. En 2003, on évoque aussi l’influence bouddhique de ce titre étrange, inspiré de l’histoire d’un groupe d’aveugles découvrant pour la première fois un éléphant. Chacun approche l’animal de manière différente sans parvenir à avoir une idée d’ensemble de la gigantesque créature. La tuerie au lycée est comme cet être aux dimensions impressionnantes dont on ne parvient pas à circonscrire les contours : un événement aux facettes multiples, aux enjeux flous, au mobile impossible à résumer et à contenir en une seule phrase. Ainsi, la structure même du film intègre cet aveu d’impuissance, dans un voyage sensoriel au cœur de cet espace névralgique du lycée où l’adolescence se languit.
Serpentin infernal
L’exploration distendue de l’espace et du temps s’y traduit par de longs plans en travellings rectilignes, au mouvement lent mais perpétuel, tout aussi inéluctable que le destin de ces adolescents, corps déjà moribonds, soumis à une inertie pesante. Que la caméra suive de près le dos d’un lycéen pour s’enfoncer avec lui dans la profondeur de champ (rappelant la focalisation de certains jeux vidéo) ou qu’elle obéisse à un mouvement latéral et régressif (de droite à gauche) pour explorer à sa guise le microcosme scolaire, ce filmage alimente une menace prégnante. Mais, en contradiction avec ce mouvement continu, le montage instaure peu à peu une multiplication de points de vue simultanés. Dès lors, l’itération et la fragmentation du temps concentrent l’attention sur la fragilité d’une quotidienneté à jamais bouleversée. La construction d’un vain sursis passe par l’exploration labyrinthique d’espaces dont la porosité annonce déjà autant de pièges.
L’attrait de la caméra pour le visage d’Alex, ange blond à la mélancolie suspecte, laisse un temps imaginer son rôle exterminateur. Alors que ses camarades demeurent des pantins anonymes, confinés à l’espace du lycée, l’adolescent est replacé dans un contexte personnel : on le voit hors de l’enceinte scolaire à deux reprises pour protéger son père (des dangers de l’alcool au volant, puis de la tuerie). Mais son existence n’est finalement qu’un détour inclus dans le mouvement serpentin du film. Les seuls à ne pas y être du tout intégrés sont les deux tueurs, montrés hors de cette temporalité close emprisonnant les autres dans leur dernière heure de vie. Ce paradoxe temporel s’érige donc en violence formelle et programmatique, quand la froideur cruelle des tueurs est mise en scène dans une préparation monastique. La recherche d’armes sur Internet, la livraison du matériel, la dernière douche, la dernière étreinte, l’habillement en tenues de combat s’opèrent dans un calme olympien, sans excitation ni appréhension.
Cinéaste désemparé
Le dénouement brutal et sans affect montre l’exécution d’un plan précis et systématique. La lenteur laisse place à une vivacité relative pour briser en quelques minutes plus d’une heure d’hypnose. Ainsi, la violence symbolique de la forme accompagne dans un sursaut la fureur méthodique des coups de feu, déchirant l’environnement bercé par la familière Lettre à Élise comme on détruirait un éden profane. Tout est clair et tout est confus dans ces décors où le silence demeure derrière la brièveté des cris, où le flou et le hors-champ abritent la folie de tueurs mécaniques. Dans cet essai filmique, Gus Van Sant se positionne de la façon qui lui est intellectuellement possible d’occuper face aux événements décrits : en tant qu’artiste. Il ne cherche pas à expliquer ou argumenter. Il ne revendique aucun déterminisme culturel ou social pour justifier l’action meurtrière de deux êtres anonymes. Cette absence d’interprétation a pu perturber à la sortie du film, mais elle est pourtant l’aveu d’une modestie et d’un respect exemplaires. Le cinéaste déploie l’étendue de son incompréhension dans un long cri silencieux, au milieu d’un espace polymorphe et clos où toutes les conversations sont proférées sur le mode atone de la confidence. Le film élude toutes les théories arbitraires, pour beaucoup vaseuses, toujours formulées en de telles circonstances, et non seulement après la tuerie de Columbine, fait divers parmi tant d’autres. Avec un sens aigu de la chorégraphie, Elephant se concentre sur le basculement imprévisible entre le quotidien et l’inénarrable. Et le résultat demeure renversant.