La version restaurée du Silence des agneaux de Jonathan Demme vient à point nommé. C’est en effet une vraie « nouvelle vague » de films de psycho-killers qui vient de déferler sur les écrans en 2017 – 2018, notamment Split de M. Night Shyamalan, la série Mindhunter de David Fincher, ou encore My Friend Dahmer de Marc Meyers (sorti en e‑cinéma). Or, de même que Psychose inspira durablement le genre des slashers tels Halloween de John Carpenter ou Vendredi 13 de Sean S. Cuningham, Le Silence des agneaux marque aussi un point de rupture, en s’affirmant comme la matrice d’un renouvellement du genre.
Hannibal le magnifique
Dans la saison 1 de Mindhunter, l’agent Holden, chargé de « profiler » la psychologie des tueurs en série, glisse dans l’obsession frénétique et semble perdre en humanité à l’égard de ses proches. Tout se passe comme si l’enquêteur commençait à ressembler aux sujets de sa recherche, d’autant plus que celui-ci noue une sorte de complicité avec les tueurs qu’il interviewe. Cette porosité inquiétante entre le représentant de l’ordre et le tueur était déjà au centre du Silence des agneaux. Dans cette deuxième adaptation d’un roman de Thomas Harris (Sixième sens de Michael Mann, sorti cinq ans plus tôt, est une reprise de Dragon rouge), la stagiaire du FBI Clarice Starling (Jodie Foster) est chargée par son patron Jack Crawford d’aller interviewer « Hannibal le cannibale » (Anthony Hopkins), ancien psychiatre connu pour avoir mangé certains de ses patients. Ils espèrent obtenir l’aide de Lecter pour coincer un autre tueur qui écorche ses victimes, surnommé Buffalo Bill. Si la première scène d’interrogatoire policier entre Clarice et Hannibal est devenue culte à plus d’un titre, c’est d’abord pour l’impressionnante métamorphose du personnage de tueur en série qu’elle opère. Ce premier entretien se transforme en effet en moment de séduction dérangeante où le raffinement et l’élégance côtoient l’horreur. Hannibal est un esthète vivant au milieu des vues de Florence dessinées de mémoire, qui déguste parfois le foie de ses victimes « avec un délicieux chianti ». Jonathan Demme innove donc en héroïsant son beau monstre fascinant et repoussant. Sorte d’Arsène Lupin rusé se jouant de la police lors d’une séquence magistrale d’évasion, le criminel s’empare aussi souvent du rôle de la jeune policière. Dans chaque entretien avec Clarice, Hannibal se transforme en effet en un étrange Sherlock Holmes aux déductions brillantes, qui finit par mener l’interrogatoire. Le Silence des agneaux marque ainsi le début d’une longue série de personnages de serial killer à la fois terrifiants et héroïques à la puissance et à l’intelligence supérieurs, tels que John Doe dans Se7en de David Fincher ou encore La Bête dans Split.
Poétique sensuelle du dégoût
Mais ce qui domine la séquence culte de la première rencontre entre Clarice et Hannibal, c’est surtout l’angoisse de tout contact avec le tueur en série. La vitre qui sépare Clarice d’Hannibal est transparente et, surtout, percée de trous à travers lesquels le docteur respire le parfum de la jeune étudiante. Ses questions sont intrusives, sexuelles. Et le comble de l’horreur sera le moment d’un vrai contact entre la jeune femme et un aliéné, lorsque Miggs, voisin de cellule d’Hannibal, parvient à projeter son éjaculation sur le visage de l’agente en train de repartir. Justement, dans Silence des agneaux, c’est le monde tout entier qui devient visqueux et dégoûtant, collant comme un vieux reste de sperme, car le risque d’une intimité qui s’impose à nous y devient permanent. Par exemple, dans la séquence finale où Bill surveille à la lunette infra-rouge Clarice dans l’obscurité, la caméra subjective nous dévoile en amorce la main de Bill, s’approchant de la chevelure de la stagiaire pour la caresser. Ce climat d’oppression, renforcé par la belle composition lancinante de Howard Shore, passe aussi par le recours fréquent aux très gros plans, où le visage des hommes croisés par Clarice semble dangereusement proche (à commencer par celui d’Hannibal Lecter) au point de pouvoir l’embrasser contre sa volonté. Grâce aux nombreux moments de caméra subjective, le spectateur se sent captif, tel les victimes de Buffalo Bill tenues prisonnières dans un puits au fond de sa cave. La caméra se substitue par exemple à un miroir devant lequel Bill s’autoexcite, nu et maquillé dans un peignoir de soie. Ou encore, nous voilà mis à la place d’un policier qu’Hannibal, le visage en sang, surplombe en caméra subjective et bat à mort avec une matraque. Le cocon visqueux du papillon de nuit que le serial killer introduit dans la gorge de ses victimes symbolise ainsi toute la terreur distillée par le film : celle d’une intrusion étrangère au plus près de nos corps.