Un préjugé largement répandu veut que les films de M. Night Shyamalan cheminent vers un « twist », soit une « distorsion » du récit. C’est pourtant précisément l’inverse qui se joue dans la dramaturgie shyamalanienne : non pas une « distorsion » mais un « dénouement ». La force de Sixième sens, par exemple, résidait moins dans un retournement de situation qui venait rabattre les cartes de la narration que dans la patience et la minutie avec lesquelles le film dressait le portrait d’un aveugle buttant sur un monde indéchiffrable dont il se sentait étranger – ce « little bit of sadness in the morning » évoqué dans Incassable et qui frappe à différents degrés tous les héros des films de Shyamalan. Cet aveugle, en l’occurrence un psychologue, finissait par comprendre que ce sentiment d’inadéquation au monde tenait à ce que son regard était voilé par une doublure, tissée à partir de ses propres douleurs et traumas enfouis, qu’il lui fallait déchirer pour retrouver la vue. Dans cette perspective, l’écriture de chaque film de Shyamalan repose sur un principe d’objectivation de la subjectivité des personnages principaux : les secrets ressurgissent à la surface et tapissent l’espace en une constellation de signes, ce qui est caché (dans les caves, coffres, portes fermées à clefs, etc.) déborde dans le champ du visible, tandis que les différents fils du récit convergent peu à peu vers une révélation de ce que le personnage ne parvenait pas à voir et qui se trouvait pourtant sous ses yeux.
Dès lors, ce qui est mis au jour lorsque le voile de l’aveuglement se déchire irrigue le film dès son début. Les ouvertures des films Shyamalan ont d’ailleurs souvent valeur de petit précis qui regroupent toutes les clefs nécessaires à la compréhension des enjeux, une règle à laquelle Split ne déroge pas. Un spectateur avisé sera ainsi en mesure de remarquer que Casey, la jeune fille sur laquelle s’ouvre le tout premier plan, apparaît seule et cernée par les branches d’une plante ; que cette même jeune fille n’est pas vue tout de suite par le kidnappeur qui va la séquestrer, elle et deux de ses camarades de classe, dans un mystérieux repère ; que ce kidnappeur, s’approchant de la voiture où attendent ses trois proies, ne semble pas marcher seul dans le reflet que renvoie la surface de l’automobile. Tous ces éléments pris isolément pourraient paraître anecdotiques, mais ils tissent pourtant discrètement un réseau de signes qui permettront de saisir ce qui se joue entre le personnage de Casey et celui de Kevin, son ravisseur.
Logiciel minimaliste
Split, qui entérine après The Visit le retour en grâce (critique et commercial) de Shyamalan aux États-Unis, est pourtant un drôle de film, déstabilisant puis passionnant dans la manière dont il reconduit la stratégie d’écriture au cœur des chefs d’œuvres du cinéaste (Signes, Incassable, Le Village) au sein du logiciel, plus modeste, mis en place depuis The Visit. Si le film n’atteint pas tout à fait la hauteur des sommets des années 2000, il confirme toutefois que le cinéaste poursuit une singulière et passionnante voie, alors même que sa carrière a connu de sérieux soubresauts avec des films globalement moins lucratifs et rejetés par l’opinion (le formidable Phénomènes, mais aussi les beaux bien que plus mineurs Le Dernier Maître de l’air et After Earth, où Shyamalan fait preuve d’une précision de mise en scène tout à fait intacte – il serait d’ailleurs temps de les revoir et de les réhabiliter). Ces aléas commerciaux ont poussé Shyamalan à opter pour une échelle de production plus réduite, en rejoignant l’écurie de Jason Blum, le champion de l’horreur à petit budget (Paranormal Activity, Unfriended, Insidious, etc.). Split, tout en continuant l’exploration de ce nouveau terrain de jeu, donne toutefois l’occasion au cinéaste de passer à la vitesse supérieure, tant le film rejoue le mouvement de l’œuvre sur un mode certes minimaliste mais empreint de la même ampleur.
L’intrigue s’articule dans cette perspective autour de Kevin (James McAvoy), un homme qui abrite en lui pas moins de vingt-trois personnalités différentes. Au-delà de l’attrait que peut susciter pareil point de départ, l’idée vaut avant tout comme principe d’économie : un corps unique peut ainsi contenir une communauté similaire à celles du Village ou de La Jeune Fille de l’eau, bien que le film ne se concentre que sur une poignée des identités. Car le groupe mental vient de passer sous le joug de la « Horde », composée des trois personnalités les plus tourmentées de Kevin, celles-là mêmes qui ont planifié la capture de Casey et de ses camarades afin de mener un énigmatique rituel. Un par un, les membres de cette « Horde » se dévoilent à la faveur d’un dispositif par lequel Shyamalan fait montre de l’étrangeté et de l’humour qui le caractérisent : à chaque fois que s’ouvre la porte de la pièce où sont enfermées les trois captives, c’est potentiellement une nouvelle identité qui fait son apparition.
Animaux et végétaux
Cette porte, matrice des situations pendant une bonne partie du film, joue toutefois un autre rôle, plus allégorique, de frontière entre deux états : d’une part le traumatisme refoulé (à la lettre, dans les profondeurs du complexe dans lequel se sont installées les vingt-trois personnalités) et de l’autre le traumatisme révélé. Si Kevin, en apparence dément, se tient d’un côté, et Casey, sa victime, se trouve de l’autre, les deux personnages sont toutefois reliés par un lien secret et suivent chacun à leur manière un même chemin : dans le dernier temps du film, ce sera d’ailleurs au tour de Casey d’ouvrir et de franchir une à une les portes qui se dressent face à elle, pour retrouver la lumière et révéler au jour le traumatisme qui l’emprisonne. Ce traumatisme, comme nous l’avons dit, s’inscrit toujours chez Shyamalan dans l’espace où évoluent les personnages : ici, par les fleurs, arbres et végétaux qui surgissent sporadiquement dans les décors du film (la base de Kevin, le cabinet de sa psychologue, la forêt des réminiscences de Casey), mais aussi par les animaux, abondamment cités et incarnés (dessins, statues, trophées de chasse, puis enfin, sans révéler comment, en chair et en os). Pour comprendre l’origine de ces signes, il faut remonter dans le passé de Casey, et plus précisément à un souvenir qui éclaire l’ensemble du film sous un autre jour – l’apparition première de la jeune fille, la présence de fleurs dans le sous-sol où elle est détenue, son refus de se joindre à ses camarades pour attaquer le kidnappeur, sa tenue même, composée de plusieurs couches que le film va une à une effeuiller pour atteindre le trauma dans toute sa nudité. Le film tisse de ce foisonnement de détails un beau portrait en miroir de Kevin et de Casey, d’autant plus beau qu’il est mu par une idée aussi simple que désarmante : puisque les deux êtres sont affligés, sans le savoir, des mêmes traumas, les mêmes signes s’éveillent en leur présence. Lorsque que la « Horde », dissimulée sous les traits d’une personnalité plus socialement recommandable, se rend chez la psychanalyste de Kevin, animaux (une statue de chien) et végétaux (un mur d’arbustes et de fleurs) prennent ainsi discrètement possession de l’arrière-plan, comme signes d’un reflux de ce que la parole de la thérapeute cherche difficilement à extraire de l’inconscient de son patient. Les animaux sont ici la manifestation visible du trauma (comme l’étaient au fond les créatures du Village) et peuplent secrètement le film, de la tanière du petit Hedwig (la personnalité de Kevin âgée de neuf ans), où se trouvent de nombreuses peluches, à la partie émergée du complexe de Kevin, révélée à la fin du film.
À mesure que Split progresse ainsi vers la mise à bas du voile, il devient clair que le rituel préparé par la « Horde » a pour fonction d’accoucher d’une vingt-quatrième identité capable de réunifier l’ensemble des fragments : Kevin s’affirme dès lors à la fois comme le traumatisme personnifié et celui qui parvient enfin à accepter pleinement ses fêlures pour s’accepter lui-même. Ce n’est rien d’autre que ce raconte la dernière scène du film, un faux clin d’œil qui ne manquera pas de diviser mais par lequel Shyamalan fait surtout de Kevin la symbiose de deux autres figures de sa filmographie. Cette surprise (une vraie, pour le coup) renforce la cohérence du récit sans en altérer son cap, et témoigne de l’audace et de la cohérence renouvelée d’un cinéaste décidément toujours aussi précieux.