Film américain réalisé en 2004 mais sorti en France un président plus tard, il n’est guère étonnant que la charge politique la plus ostensible de Silver City, polar mâtiné de pamphlet anti-bushiste, menace d’accuser un petit peu son âge, voire de mener un combat aujourd’hui caduc. Mais dans ce film comme partout ailleurs, ce qui est ostensible devrait être évalué plutôt deux fois qu’une.
À la limite
Un petit rappel s’impose sur John Sayles, personnalité singulière du cinéma américain, à une place frontalière — adéquate eu égard à son œuvre — entre tradition hollywoodienne et démarche indépendante. Formé à l’école des productions à petit budget de Roger Corman, l’homme œuvre depuis trente ans comme scénariste et script doctor dans le cinéma de genre de préférence fantastique, des Piranhas et Hurlements de Joe Dante à la récente adaptation des Chroniques de Spiderwick en passant par Mimic de Guillermo del Toro… En parallèle, il mène une carrière de réalisateur à l’orientation pour le moins différente, quoique encore marqué dans son artisanat par l’école Corman. Ses films de divers genres, qu’il écrit et souvent monte lui-même, tendent à aborder la question de l’appartenance à la communauté dans ce qu’elle a de bâti, de fabriqué, d’issu de l’étranger — à travers l’histoire, la géographie ou la démographie. Si l’habileté de conteur de Sayles parvient à faire de cette question une pertinente matière de récit, cela ne se fait parfois pas sans un certain didactisme qui ne sied pas parfaitement au cinéma. Ainsi, dans son film le plus réputé, Lone Star (1996), le suivi de l’enquête policière appelée à déterrer des restes d’un ténébreux passé se double d’une leçon d’histoire certes instructive, mais un peu envahissante, sur les origines de l’État du Nouveau-Mexique et l’immigration de l’autre côté du Rio Grande.
Silver City, qui prend place dans le Colorado, présente des similitudes frappantes avec Lone Star, dont la moindre n’est pas les retrouvailles avec les deux acteurs principaux de ce dernier, Chris Cooper et Kris Kristofferson, dans des rôles similaires : respectivement un fils portant le poids d’un héritage paternel inavoué, et une figure tutélaire malfaisante. Ici aussi, les péripéties du film policier mâtiné cette fois de thriller politique (un cadavre non identifié est découvert lors d’une campagne électorale, le privé engagé par l’expert en communication du candidat favori découvre une corruption généralisée à tous les niveaux de l’État) se doublent d’un discours sur une construction ancienne et toujours en cours des États-Unis, dans des conditions souvent peu glorieuses. Mais dans Silver City, le cours d’histoire et de sociologie (l’immigration encore, la vieille collusion entre sphère politique et intérêts privés) se fait plus bruyant, plus pesant, menace d’écraser le film sous un trop-plein de vouloir-dire. On se demande même si Sayles ne fait pas, parfois, un peu le malin en étalant sa science de la « vraie » Amérique pour le simple plaisir de surprendre (comme avec ce personnage de femme latina contredisant haut et fort un cliché ethnique, en ne participant pas à une fête religieuse mexicaine parce qu’elle est méthodiste).
Toute ressemblance avec…
Si le caractère un brin bavard et donneur de leçons de Silver City encombre, c’est aussi parce que ce didactisme tend à se laisser rapprocher de l’apparente clarté simpliste de la charge politique portée par le film. Impossible évidemment de manquer le personnage d’homme politique incarné par Chris Cooper, candidat au poste de gouverneur du Colorado, dont Sayles fait une copie conforme d’un certain George W. Bush. Soit la recréation d’un orateur médiocre à la respectabilité toute neuve masquant une jeunesse dissolue, encombré par la stature de son vieux briscard de père et manipulé par les amis de ce dernier, industriels véreux (Kristofferson) et communicateurs sans scrupules (un Richard Dreyfuss déchaîné dans le portrait de l’abjection). Si le sens de l’observation de Sayles pousse le jeu des ressemblances assez loin pour dépasser la simple caricature émule de Michael Moore (sans aller jusqu’à la reconstitution démonstrative d’un Oliver Stone réalisant W.), l’intérêt de ce portrait en tant que pamphlet (ajoutons que l’homme s’appelle Pilager, nom dangereusement proche du mot anglais signifiant « pilleur ») reste assez limité en lui-même. Une prise au premier degré de la réflexion politique très primaire énoncée par les personnages gravitant autour de la sulfureuse sphère Pilager/Bush n’arrange rien. Envers asymétriques de la fidélité du clone d’une personnalité réelle, on ne trouve guère qu’un troupeau d’archétypes allant du privé désabusé aux journalistes free-lance obstinés au look rebelle et virtuoses du web, en passant par les épouses et ex-épouses en tous genres, le fou furieux d’extrême-droite et l’amazone gentiment allumée. Tout ce beau monde, interprété par un casting de têtes familières à Hollywood sans être — ou ayant été — des stars, constitue des relations à la convergence attendue (tout le monde est acoquiné avec tout le monde, donc complice de la corruption générale de la société), et alimente les banalités d’usage sur la perte des idéaux citoyens, la foi fragile de la presse face à la pression du pouvoir et de l’argent, et l’environnement qui paie le prix de la folie des hommes.
Détournement
C’est justement cette accumulation — dans le seul scénario — de clichés allant du gentiment bateau au franchement ridicule qui incite, mine de rien, à y regarder à deux fois et à ne pas s’arrêter à ce premier niveau de lecture du discours du film, que Sayles lui-même ne semble pas prendre tellement au sérieux. À l’écran, le cliché même n’est pas exempt de perturbations : qu’on observe seulement le privé ex-journaliste incarné par un Danny Huston au visage poupin, à sa tendance aux sourires idiots et aux réflexes inconsidérés qui le font ressembler à tout sauf à un héros de film noir. Si Sayles scénariste de Silver City ne s’embarrasse pas toujours de la plus grande subtilité pour articuler en drame les enjeux qu’il souhaite exprimer, Sayles réalisateur se montre plus captivant dans sa tendance, ici et là, à jouer les trouble-fêtes au sein d’une image officielle, institutionnelle ou simplement consensuelle, qui se trouve être aussi celle par laquelle se promeut une certaine Amérique. Les origines de série B un peu fauchée de son cinéma semblent resurgir d’elles-mêmes pour y prendre part, comme si la facture artisanale permettait de conjurer la tentation de la complaisance dans son propre discours. La scène d’ouverture ouvre le ton avec fracas : au bord d’un lac, le tournage d’un spot électoral lénifiant à pleurer est perturbé par la découverte d’un cadavre qui remonte à la surface de l’eau, sa main putréfiée dressée évoquant celle d’un zombie prêt à sortir. Plus loin, scène plus sobre et moins drôle, mais peut-être plus cinglante, Copper et Kristofferson se baladent à cheval : dans un cadre pourtant digne d’une de ces vieilles séries télé nostalgiques du Far West, le vieux et douteux mentor tire les ficelles de sa marionnette politicienne et la mène à sa guise.
Cette manière de déjouer les imageries, de par l’importance de ce que cela prend pour cible, trouve une portée critique plus importante qu’un pamphlet visant la seule administration Bush. Et au fond, si Sayles s’affirme comme un témoin très estimable d’une certaine réalité des États-Unis cachée derrière les apparences, il est plus convaincant quand il continue de filmer avec celle-ci à l’esprit que quand il s’arrête pour l’énoncer doctement.